Extrait du livre Cléopâtre et la vraie vie
Cléopâtre et la vraie vie de Léna Ellka et Jessica Lisse aux éditions Zoom
Cléopâtre et la vraie vie
Chapitre I Tu n’as pas le droit, je suis la fille du roi ! Cléopâtre sortit de son bain. Elle essuya la vapeur sur son petit miroir, et s’observa d’un œil critique, comme elle le faisait à chaque fois. Rien à faire : son visage était déséquilibré par cet infâme nez. Cléopâtre soupira : la vapeur masqua le reflet du nez. Elle réclama des ciseaux et se coupa une épaisse frange, pour tenter d’harmoniser son profil.
- Qu’en penses-tu, Nethi ? demanda Cléopâtre à sa servante. - Cela vous va à ravir, mademoiselle. - Grrr, tu dis ça seulement pour me plaire. Tu es une hypocrite, comme tous les autres. Ras le bol de cette hypocrisie généralisée. Ce n’est pas parce que je suis la fille du roi que je suis parfaite. Alors, honnêtement, comment trouves-tu cela ? - Mais… bégaya Nethi, je trouve que ça vous va bien, et je pense même que vous allez lancer une nouvelle mode. - Assez ! Va-t-en ! Tu ne sais même plus être objective. Je ne te demanderai plus rien. Tu n’es qu’une distributrice de savon et de compliments ! Nethi partit immédiatement. Depuis quelques temps, sa maîtresse se mettait dans d’insupportables colères pour un rien. Avec un petit bâtonnet de bois, Cléopâtre entoura ses yeux d’une poudre noire. Elle avait récemment remarqué que le khôl détournait l’attention de son nez. Enfin, elle s’enveloppa dans les linges que lui tendaient les suivantes de Nethi, et s’en alla en courant dans sa chambre. Elle croisa sa grande sœur Bérénice. - Alors Cléo, on fait un défilé dans les couloirs ?
Laisse-moi passer, j’ai une réunion importante avec les scribes et les conseillers royaux. « Pour qui se prend-elle, avec ses airs supérieurs ? Elle n’a que trois ans de plus de moi. Un jour, elle verra de quoi je suis capable. » Cléopâtre serra les poings et rattrapa de justesse le linge qui menaçait de tomber. Dès qu’elle fut changée, Cléopâtre se dirigea vers la salle des audiences royales, pour voir son père. Lui seul lui faisait oublier sa rage intérieure. Un groupe de courtisans aux tuniques brodées la salua très bas. - Bonjour. Mademoiselle Cléopâtre a-t-elle bien dormi ? Cléopâtre ne répondit pas. Elle hésita même à leur cracher au visage. Ce genre de niaiseries décuplait sa rage. « Ils le font seulement parce que je suis la fille du roi. Moi, je veux qu’on me salue pour moi-même. » Dans l’immense salle des audiences aux murs recouverts de fresques vertes et ocres, le père de Cléopâtre vérifiait avec son comptable la production de blé, de lin et de vin ainsi que leur livraison à Alexandrie. - Approche, ma fille. Tu n’as pas de cours aujourd’hui ? - Non, mon père, c’est mon jour de repos. - Ah oui, j’oubliais. Et tu préfères passer ton
jour de loisir avec ton vieux père plutôt que de t’amuser avec tes amies. Comme c’est beau. - Je veux apprendre auprès de toi comment on gouverne l’Egypte. - C’est bien, fit-il distraitement. Cléopâtre savait que c’était à sa sœur, en tant que fille aînée, de prendre la suite de son père pour régner sur le pays. Mais elle ne pouvait s’empêcher de rêver qu’un jour, ce serait elle. Ecouter son père prendre des décisions l’avait toujours passionnée, même quand elle était toute petite. C’était tellement mieux que d’inventer des histoires avec ses poupées ou des jeux avec ses amies. Et puis pendant ce temps, elle était avec son père. Bérénice, elle, ne s’intéressait à rien. Elle passait sa vie à choisir de nouvelles robes avec toujours plus d’or. Elle ne pensait qu’aux garçons. Drôle de reine… - Assieds-toi là, fit son père. C’est bientôt l’heure des réclamations. Un échantillon du royaume viendra se plaindre. Je les aiderai comme je pourrai. « On a faim ! On paie trop d’impôts ! » Les plaintes en effet étaient nombreuses. - Pourquoi ces gens ont-ils faim, alors que nous avons toujours trop à manger ici ? demanda Cléopâtre, émue par la misère du peuple qui se présentait au palais.
- Ils ne savent pas cultiver, ce sont des fainéants, ils exagèrent toujours leurs petits soucis. Ne t’en fais pas. - Tout de même, ces gens sont si maigres ! On pourrait organiser un banquet pour tous les pauvres et les nécessiteux, une fois par semaine. On distribuerait des produits simples : des galettes, de la bière, des fruits. Qu’en penses-tu ? Ptolémée, le père de Cléopâtre, rugit de rire. Ma fille est révolutionnaire ! Le comptable et son assistant hurlèrent de rire à leur tour. « Les hypocrites, ils ne réfléchissent pas, ils ne conseillent pas, ils se contentent de répéter ce que dit mon père. Ce sont des singes » pensa Cléopâtre. Elle était vexée que son père se soit moqué de sa proposition. C’était pourtant une bonne idée, elle en était persuadée. Soudain, une kyrielle de conseillers entra dans la salle sans se faire annoncer, l’air très préoccupé. Le roi Ptolémée semblait les attendre. - Cléopâtre, laisse-moi seul avec mes conseillers, s’il te plaît. Nous avons à parler politique. Bérénice les avait rejoints. « Pourquoi n’est-elle pas chassée, elle ? Je peux comprendre et garder un secret, moi aussi ! » Cléopâtre soupira. Quand elle était petite, son père la gardait sur ses genoux pendant qu’il recevait ses conseillers. Elle adorait ça, elle se sentait le centre
du monde ! Entre deux entretiens, il lui racontait les histoires des dieux. Ce temps-là était bien fini. Malheureusement, son père n’avait pas pour autant compris qu’elle était grande maintenant. Rejetée du centre des décisions, Cléopâtre se rendit dans son coin préféré du jardin royal. De grands palmiers et des saules pleureurs y formaient comme une cabane. Elle trempa ses pieds dans le petit canal recouvert de nénuphars. Pour se changer les idées, elle se récita les dernières leçons de latin qu’elle avait apprises. Les langues étrangères étaient une de ses passions. Elle parlait déjà grec et égyptien. Quand elle saurait bien parler la langue de Rome, elle apprendrait celle de Syrie. Elle aimait ça, apprendre de nouveaux mots, de nouveaux sons. Ça la faisait voyager. Et puis elle était sûre que ce serait utile pour gouverner un grand pays comme le sien. Quand elle eut fini ses révisions, Cléopâtre contempla les ibis qui faisaient leur toilette au bord du canal. Ces beaux oiseaux noir et blanc aux longs becs étaient sacrés, c’étaient les oiseaux du dieu des scribes. Dans le reflet de l’eau, elle crut deviner un visage qui l’observait. Il disparut dès que leurs yeux se croisèrent. Cléopâtre se lança à sa poursuite. - Arrête-toi ! Tu n’as pas le droit de me regarder ainsi, je suis la fille du roi. Obéis, au moins ! Elle entendit un rire. C’était une voix de garçon. Que lui voulait-il ?
Chapitre II La leçon d’Héria Pour se changer les idées, Cléopâtre alla rendre visite à sa meilleure amie Héria. - Tu as de la chance de me trouver chez moi, fitelle en saluant Cléopâtre. Ouadjet, tu sais, la fille du grand scribe, vient de décommander. Nous devions passer l’après-midi ensemble. Il fallait se rendre à l’évidence : Héria avait plus
d’amis qu’elle. Cléopâtre avait beau se répéter qu’elle n’avait besoin de personne, cela la contrariait tout de même. - Tu en fais une tête, Cléopâtre ! Pourtant, ça te va bien, cette nouvelle coupe de cheveux. Viens, sortons dans les rues d’Alexandrie ! On m’a parlé d’une boutique qui fait des rouges à lèvres et des produits de beauté. On va se faire belles. Si Héria avait de petits côtés futiles comme Bérénice, Cléopâtre aimait l’esprit aventurier de son amie. Héria n’avait pas peur de sortir du quartier royal. Au contraire, on eût dit qu’elle cherchait des excuses pour se promener dans la ville. Les voilà toutes deux dans les ruelles du marché d’Alexandrie, accompagnées de Kafran, le serviteur attitré d’Héria. L’air était poussiéreux et difficilement respirable. Les odeurs de viande avariée et de déchets en décomposition surprirent Cléopâtre. Les jeunes filles étaient bousculées de tous les côtés par la foule qui se pressait, qui tirait des chariots, poussait des ânes, courait après les enfants. La population semblait épuisée. Les hommes portaient des pagnes rapiécés, les femmes presque rien. Quel contraste par rapport aux tuniques plissées et brodées d’or du quartier royal ! - Comment ces gens peuvent-ils rester aussi propres dans des rues aussi sales ! s’exclama