Extrait du livre Saladin, l’enfant sage
Saladin, l'enfant sage de Nicolas Lefrançois et Jessica Lisse chez Zoom éditions
Saladin, l'enfant sage
I Les gens dans la rue n’arrêtaient pas de crier. Depuis plusieurs heures maintenant. Je ne comprenais rien de ce qui se disait. C’était du grec et moi je ne le parlais pas à l’époque, le grec. J’ai dû l’apprendre depuis. Mon maître me l’a demandé. Et bien sûr, j’ai accepté. Mais en ce temps-là, je ne connaissais que le dialecte de notre coin, de Baalbek. La dispute a commencé en milieu de matinée entre un
couple de marchands Francs et des commerçants du souk. Comme je ne comprenais pas, je ne savais pas pourquoi tout le monde se disputait. Mon père n’était pas là au début mais il s’est rapidement mêlé à l’attroupement. Dans la rue, ça criait de plus en plus fort. Le soleil était bien haut dans le ciel. Il était pratiquement midi. Et mon père n’avait pas l’air de vouloir rentrer manger. On l’attendait tous à la maison. Mais il ne revenait pas. Il était là, dans le souk, au milieu de la ruelle avec une bonne dizaine d’autres marchands du quartier. Ils entouraient le couple de Francs qui avait l’air paniqué. Le mari tenait fermement la poignée de son épée qu’il n’avait pas encore dégainée. Sa femme pleurait très fort en se lamentant. Parfois elle tenait le bras de son mari. Parfois elle s’éloignait vers leur charrette. Sans jamais s’arrêter de pleurer. Et lui avait l’air de menacer les gens en hurlant. - Rentre à la maison Hicham, m’a ordonné mon père. - Mais... Papa, qu’est-ce qui se passe ? - Rentre, je te dis. Ne discute pas. Va dire à ta mère que je vais arriver. Fissa ! Bien sûr, j’ai désobéi. Je me suis caché derrière un étal, au coin de la rue et j’ai continué de regarder la scène. Je voulais savoir comment ça allait finir. A Baalbek, des Francs, on n’en voyait pas souvent. Même quand c’était la paix entre eux et nous. Mais
ils étaient faciles à reconnaître. Les cheveux et la peau plus clairs. Quelquefois les yeux bleus ou verts. Et ils parlaient toujours le grec quand ils venaient ici. C’est mon père qui m’a dit que c’était du grec. Il le parlait un peu lui aussi. Pour les affaires. Les Francs étaient normalement nos ennemis mais ils étaient aussi des clients quand on était en paix. Et il fallait parler leur langue car, eux, n’apprenaient pas la nôtre. Je suis resté là à regarder, caché derrière une table pleine de pastèques et de melons. Il faisait chaud à midi et j’avais très soif. Mais ce n’était vraiment pas le moment de voler un fruit. J’ai vu que mon père essayait d’intervenir, de discuter. Il voulait expliquer quelque chose mais le Franc n’écoutait pas. Il était dans une colère noire. Et je crois bien qu’il avait peur. Le père d’Hassan était là aussi bien sûr. Quand il se passe quelque chose, mon père et le père d’Hassan sont toujours dans les environs. Ce sont des personnages importants dans le souk. Alors ils savent tout ce qui s’y passe et on vient souvent tout leur raconter. Hassan était un peu le chef de notre bande, nous les gamins du souk. Il était déjà comme son père, plus grand, plus costaud que nous. Et il parlait plus fort aussi. Comme on avait tous un peu peur de lui et de ses colères, on préférait qu’il soit le chef. Comme ça il était
content et on était tranquilles. Sauf quand il avait de mauvaises idées. Très mauvaises même, comme celle d’aujourd’hui. La dispute ne s’arrangeait pas. Même la femme Franque commençait à s’énerver. Et mon père n’arrivait à rien. Il allait y avoir du sang. Je regardais tout ça, accroupi en tordant mes doigts d’angoisse quand j’ai entendu la voix d’Idriss qui m’appelait en chuchotant : - Hicham, psst, Hicham. Qu’est-ce que tu fais ? - Tais-toi Idriss, tu vas me faire repérer. Tu vois pas ce que je fais ? Regarde ce qui se passe dans la rue. - Quoi, les Francs là ? Ouais, je sais. Viens, faut que je te parle. - Tu sais ? Tu sais ? Mais tu sais quoi sur eux ? - Viens je te dis. Faut que je te montre quelque chose. Hassan et moi, on te cherchait. - Mais je dois rentrer manger. Mon père va me tuer si j’y vais pas et ma mère va s’inquiéter. - Tant pis. Tu mangeras une autre fois. Dépêche-toi. C’est super important. Aujourd’hui, on va être des héros. Je ne pouvais pas faire autrement que le suivre.
II Idriss était surexcité. - Allez ! Mais grouille-toi ! Hassan nous attend. - Ca va. Je suis pas son chien. J’arrive. Qu’est-ce que vous avez fait ? - On va être des héros. On va être des héros, je te jure. Il courait dans les étroites ruelles du souk et j’avais
du mal à le suivre. Au loin, on entendait encore vaguement les cris de la dispute des adultes. J’avais encore dans les yeux l’image de l’homme, la main sur son épée. Et j’avais peur pour mon père. Je n’avais jamais vu mon père avec un sabre ou même un poignard. Le Franc avec sa longue lame était impressionnant même s’il était seul au milieu de tous. Il n’aurait certainement pas pu faire grand-chose, mais quand même, je n’étais pas rassuré. - On va où comme ça Idriss ? J’ai dû crier pour qu’il m’entende. - A l’entrepôt. - A l’entrepôt ? Pour quoi faire ? - Surprise ! Il s’est arrêté et a affiché un large sourire de satisfaction. Et il est reparti de plus belle. L’entrepôt était notre repère secret. Enfin, le toit de l’entrepôt. Mon père et celui d’Hassan partageaient cette bâtisse carrée et sans fenêtre pour stocker leurs marchandises. Des ballots de laine pour le père d’Hassan et des draps et des pigments pour le mien. L’endroit était fermé à clef mais on pouvait facilement monter sur la terrasse en passant par les balcons et les toits des maisons voisines. Pourtant, quelque chose était vraiment bizarre aujourd’hui. D’habitude, on n’allait jamais à la cachette avant Al-Asr, la prière de l’après-midi. Avant ça, il fait trop chaud et le toit est brûlant
A partir de ce moment, j’ai eu un mauvais pressentiment. J’ai malgré tout suivi Idriss jusqu’au bout. J’ai oublié la punition que je recevrais sûrement pour m’être absenté de chez moi à midi et pour ne pas avoir obéi à mon père. J’ai oublié la peur que j’avais de voir mon père se faire couper en deux par le Franc à l’épée. J’ai rejoint Idriss sur le toit où Hassan nous attendait fièrement. Et ce que j’ai vu a confirmé mes craintes. Aujourd’hui, Hassan et Idriss n’avaient vraiment pas fait les choses à moitié. Pour moi, une seule idée m’est venue en tête : on allait se faire massacrer par nos parents. - Qu’est-ce que vous avez fabriqué ? J’étais paniqué mais je ne voulais pas le montrer aux autres. - On est en guerre, non ? On a fait des prisonniers. Hassan parlait comme un chef de guerre les points sur les hanches, les jambes écartées. Il était content de lui comme s’il avait trouvé un trésor miraculeux ou s’il avait enfin découvert comment faire pousser des légumes dans le sable du désert. - Maintenant, on est des héros. On a capturé des ennemis et on peut en faire ce qu’on veut. - On peut même les tuer, si on veut. Idriss disait ça en jubilant. Ils sont à nous.
J’ai regardé ce qu’ils étaient en train de me montrer fièrement : leurs prisonniers. En fait, sous une grosse toile de jute chauffée par le soleil de midi j’ai vu deux enfants blonds, un garçon et une fille, agenouillés et recroquevillés l’un contre l’autre. Le garçon devait avoir notre âge, environ 10 ans. La petite fille était plus jeune. Leurs poignets et leurs chevilles étaient ligotés et ils étaient bâillonnés. Leurs visages étaient rouges écarlates à cause de la température étouffante sous la bâche mais aussi à cause des larmes de panique qu’ils avaient dû verser depuis qu’ils étaient cachés sous la bâche. Ils m’ont regardé tous les deux avec des yeux de fous. Ils avaient l’air complètement terrifiés. J’ai lâché la bâche et je me suis retourné vers mes « excellents » copains. - Hassan, qu’est-ce que tu veux en faire ? - Je sais pas encore. Il faut qu’on décide ensemble. T’es avec nous Hicham ? - Je suis où là ? Je suis pas avec vous ? Vous les avez attrapés comment ? Pourquoi vous avez fait ça ? - Ce matin, ces petits morveux de Francs se promenaient tranquillement dans le souk comme s’ils étaient chez eux, a répondu Idriss. On était avec Hassan. On venait te chercher.... - ....et on les a vus, a coupé Hassan. On