Extrait du livre Indira l'indépendante
Indira l'indépendante d'Ingrid Chabbert et Elis Wilk chez Zoom éditions
Indira l'indépendante
Chapitre Premier - Indira, dépêche-toi ! La gouvernante s’agite, empile les étoffes dans les malles et fait mine de ne pas voir le journal négligemment caché entre un jupon et un sari. - Indira, je ne me répèterai pas, dépêche-toi ! Sa voix se brise. Il faut se rendre à l’évidence, elle est épuisée. Et devoir escorter la jeune Indira en Angleterre ne la met pas en joie.
Chameli travaille pour la famille Nehru depuis la naissance de leur fille unique. Elle a admiré ses premiers sourires, elle a bercé ses premiers chagrins. A présent, elle doit gérer les envies de liberté d’une jeune fille de 15 ans. Elle n’approuve pas que ses parents l’envoient à Londres pour ses études, surtout dans le climat actuel. Mais en bonne nounou, elle sait rester à sa place. Sa place, c’est aussi d’être auprès d’Indira. Alors elle l’accompagne et fera en sorte que l’installation se passe le mieux possible. - Le bateau part à quelle heure ? La voix d’Indira dans son dos la fait sursauter. Depuis qu’elle sait marcher, elle arrive par surprise, à pas de loup. Comme si ses pieds ne touchaient pas le sol. Chameli passe sa main dans ses cheveux ébouriffés. - Refais ton chignon, Indi. On part dans une heure. La jeune fille soupire bruyamment. Malgré toute l’affection qu’elle lui porte, Chameli lui tape sur les nerfs. N’a-t-elle donc pas remarqué qu’elle n’est plus une enfant, qu’elle n’a plus besoin qu’on lui tienne la main ? Ou qu’on la recoiffe ! Indira a tout tenté auprès de son père pour faire le voyage seule. Les supplications, les menaces, les larmes, les silences, les colères, grosses ou moins grosses. Rien n’a fonctionné. Il est têtu, elle a de qui tenir.
Elle a au moins eu gain de cause sur un point. La gouvernante ne restera en Angleterre avec elle que quelques jours. Ce sera amplement suffisant ! - Tu es prête ma fille ? Jawaharlal la regarde, un sourire pince ses lèvres. - Oui, papa. Bien malgré elle, Indira sent les larmes lui brûler les yeux. Elle n’a jamais quitté son père, sauf bien sûr à chaque fois que les Britanniques l’ont emprisonné. Enfant déjà, elle aimait s’asseoir près de lui et l’écouter parler pendant des heures. Sa voix forte et sûre d’elle la réchauffait et la transportait. Elle aurait voulu qu’il la serre dans ses bras, là, maintenant. Mais il n’en fait rien. Elle ne se souvient pas qu’il l’ait déjà fait... - Où est maman ? - Elle est souffrante. Pense à aller l’embrasser avant de partir. En guise d’au-revoir, il hoche vaguement la tête. Son regard, lui, vaut tous les « ne me déçois pas, ma fille ». En rebroussant chemin, Jawaharlal murmure quelques mots à la nounou puis il poursuit son chemin, sans se retourner. Indira camoufle les larmes qui menacent de surgir derrière son regard déterminé. - Chameli, je vais embrasser ma mère, puis nous pourrons partir.
Chapitre II Le voyage fut long et éprouvant. Indira n’a pratiquement pas quitté leur minuscule cabine. Quand elle ne vomissait pas, elle gribouillait quelques pensées dans son journal. Parfois, elle se risquait sur le pont inférieur, pour respirer un peu d’air frais. Et pour regarder ces mers qui la conduisaient si loin de chez elle. Si son cœur est à la fête, son esprit, lui, vagabonde
encore sur sa terre natale. Ses cœurs, ses odeurs, ses ardeurs. Tout ce qui l’habite depuis son plus jeune âge. Lorsque le bateau amarre enfin, la jeune fille n’a qu’une hâte : toucher la terre ferme et courir. Mais ici, on ne court pas pieds nus, cheveux aux vents. Ici, comme là-bas, on est en territoire blanc. Ici, comme là-bas, on est censé courber l’échine et accepter son sort quand on a la peau sombre. - Indira, arrête de rêvasser... De sa voix à la fois ferme et douce, Chameli l’extirpe de ses pensées. Indira regarde autour d’elle. L’inconnu ne l’a jamais effrayée. Une nouvelle vie va s’offrir à elle. Elle sait déjà qu’elle va devoir apprendre des Anglais pour mieux les contrer. Chez elle, la lutte ne fait qu’amplifier. La lutte coule dans ses veines, comme dans celles de son père, comme dans celles de leur ami Mohandas Karamchand Gandhi. Un jour, alors que Gandhi lui parlait de son combat contre la ségrégation des Intouchables, ses mots s’étaient suspendus et ses yeux l’avaient sondée. - Indira, un grand destin t’attend. Tiens-toi prête pour lui... Puis il avait repris son discours, comme si de rien n’était, laissant l’enfant toute à sa surprise et ses questionnements.
Aujourd’hui, elle a bien grandi mais cette phrase résonne encore souvent à ses oreilles. Durant son séjour en Angleterre, Indira bénéficie d’un appartement près des beaux quartiers. Il est gentiment mis à sa disposition par des amis politiques de son père. Elle ne les a jamais rencontrés et ne les rencontrera pas. Toute cette solidarité baigne dans le plus grand des secrets. Pendant que Chameli déballe et râle, Indira se réfugie dans sa chambre. Elle remplit quelques pages de son cahier, pour ne rien oublier de ses premières impressions. Laisser une trace écrite, toujours. Se souvenir de chaque nouveau parfum, de chaque nouveau bruit. Elle n’est plus seulement dans un autre pays, elle est dans un nouveau monde. Et ce n’est que lorsque ses paupières deviennent trop lourdes qu’elle le referme et se glisse sous les draps. Le lendemain, une journée importante l’attend. Tic tac tic tac. 14h30. Elle tremble de tout son corps. Et si elle n’avait pas réussi... Et si dans quelques minutes, la bombe sautait...
Chapitre III La ville se réveille sous une pluie battante. Les trottoirs pavés brillent sous les torrents qui s’abattent sur eux. C’est un véritable ballet de parapluies sous ses fenêtres. Il en faudrait plus pour écorcher l’excitation qu’éprouve Indira. Pour la première fois de sa vie, elle enfile un tailleur
et pose un feutre sur sa longue chevelure. Ce jour marque son entrée au College. Elle rejoint le rang des enfants de bonnes familles. La gouvernante gratte derrière la porte. - Es-tu prête ? Sa voix trahit son inquiétude. Indira ouvre grand la porte et Chameli ne peut réprimer un mouvement de recul en la voyant ainsi vêtue. - Je ne te reconnais plus, mon enfant... La jeune fille lui sourit. - C’est pourtant bel et bien moi ! - Hm... j’ai préparé des galettes. En veux-tu avant de partir ? - Non, je n’ai pas faim. Je préfère y aller dès maintenant. - Mais je t’accompagne ! Indira se plante devant elle, fermement décidée à ne pas la laisser faire. - Non Chameli, je vais seule au College et je rentrerai seule. Elle saisit son parapluie, son cartable et lui envoie un baiser en guise d’au-revoir. Le College est une imposante bâtisse victorienne, cintrée de part et d’autre par deux tours de briques. A l’arrière des jardins, des enfilades de couloirs et d’escaliers s’ajoutent les unes aux autres. L’intérieur est riche en boiseries précieuses et en