Extrait du livre Golda Meir, de bois et de feu
Golda Meir, de bois et de feu, Écrit par Nicolas Lefrançois Aux éditions Zoom éditions
Golda Meir, de bois et de feu
Chapitre Premier Il a fait très chaud aujourd’hui. En cette saison dans le Wisconsin, la température peut devenir étouffante. Dans ces cas-là, au village, à Maple Bluff, tout le monde se terre dans les maisons ou dans les fermes en attendant que le soleil décline et que le soir vienne rafraîchir l’atmosphère. Mais aujourd’hui, c’est vraiment une journée exceptionnelle. Tout semble éteint ou écrasé. On
entend seulement le bruit des grillons. Pas un nuage dans le ciel. Pas le moindre courant d’air. Golda est seule au milieu de la boutique. Elle boit de l’eau dans l’air saturé de poussière de l’épicerie familiale. L’école est finie pour cet après-midi. Il fait trop chaud. A Maple Bluff, tout le monde ou presque connaît la petite Golda. La petite « juive allemande », la fille de l’épicière. Golda n’est pas allemande, pas plus que ses parents. Mais ensemble, ils parlent le yiddish. Et les gens du coin ne font pas vraiment la différence entre le yiddish et l’allemand.Il y a trois ans, la petite fille, alors âgée de dix ans, a organisé une collecte d’argent auprès des villageois pour acheter des livres de classe aux écoliers les plus pauvres. Son action n’a pas récolté beaucoup mais Golda s’est attiré l’attention des habitants. Certains ont salué son effort, d’autres sont restés indifférents. Quelques-uns ont réagi violemment, lui répondant que ce n’étaient pas les affaires d’une sale petite étrangère ou que si les enfants pauvres n’avaient pas de livres, c’était leur problème.A l’époque, le père de Golda avait vu son initiative d’un mauvais œil. - On ne doit pas se mêler des affaires des autres, avait-il dit. Tu vas nous faire avoir des ennuis. Sa mère avait paniqué à cause de la mauvais
publicité que cette histoire pourrait attirer sur l’épicerie. Finalement l’affaire s’est tassée sans trop de remous. Et les villageois ont continué de venir se fournir à l’épicerie. Pas trop le choix, il n’y en a qu’une dans le village. Sinon, il faut prendre la route de Milwaukee et parcourir plusieurs dizaines de miles avant de pouvoir se ravitailler. Maple Bluff a vu passer pas mal d’émigrants en ce tout début de XXe siècle. Beaucoup d’Européens, principalement du Nord et d’Allemagne. Ils font halte pour quelques jours afin de faire le plein de provisions avant de repartir vers l’ouest. L’épicerie marche bien. Le saloon aussi. Il est plein à craquer tous les soirs. Les pauvres exilés viennent y oublier leur misère en espérant des jours meilleurs. On y joue, on y boit beaucoup. On y perd le peu qu’on avait encore à y perdre. Et très souvent, c’est-à-dire pratiquement chaque soir, un incident éclate entre ivrognes échaudés par le whisky. Une bagarre, des menaces, parfois même des coups de feu. Golda est aux premières loges, l’épicerie maternelle se situe exactement en face du saloon. D’ordinaire, les clients viennent d’abord à l’épicerie
acheter ce qui leur est nécessaire. Ensuite, ils n’ont plus qu’à traverser la rue principale du village pour aller siroter un verre avec ce qui leur reste d’argent dans les poches. Mais il arrive aussi que le chemin se fasse dans le sens inverse et que des cow-boys à moitié ivres se rendent subitement à l’épicerie en se rappelant soudain pourquoi ils étaient venus jusqu’au bourg. Golda garde fréquemment la boutique toute seule. Son père rentre tard du travail et sa mère s’absente régulièrement pour des livraisons ou des courses dans la campagne alentour. Golda, du haut de ses treize ans, doit tenir seule le magasin, servir les clients et faire face à toutes les situations. Devant des cow-boys complètement soûls, Golda ne fait pas le poids. Tétanisée par la peur quand la situation se présente, elle essaie toujours de rester calme et douce afin de ne pas exciter davantage la colère de ces paysans désespérés. Pourtant, un soir, alors qu’un immigrant hurlait dans l’épicerie ( probablement un allemand ou un autrichien à son accent, Golda a un talent certain pour reconnaître les différentes langues pratiquées dans la région ) et qu’il menaçait Golda avec un couteau pour lui extirper des haricots et de la viande salée, le vieux Samy Brown est entré subitement dans l’épicerie, il a attrapé le forcené et l’a jeté
dehors sans aucun ménagement en lui rappelant de sa voix chantante mais ferme qu’il aurait affaire au vieux Samy s’il revenait dans cet état. L’autre, le jeune allemand, est resté hagard quelques minutes, agenouillé dans la rue boueuse. Puis il a fini par se relever et s’est dirigé en titubant vers la sortie ouest de Maple Bluff.
Chapitre II Le vieux Samy Brown s’est attaché à Golda. Il aime bien cette petite qui a eu le courage insolite de se battre pour une cause perdue d’avance : des livres scolaires pour les pauvres.Pour tout le monde à Maple Bluff elle est la petite « juive allemande » et lui le « vieux nègre ». - On a des points communs, pas vrai ma Popovka ?
aime-t-il souligner affectueusement. - Pour sûr Samy. On est tous les deux tout seuls, soupire Golda. - Plus vraiment Popovka, on se tient compagnie maintenant. A deux, on est moins seul, non ? - A l’école, t’étais fort en maths Samy ? se moque-t-elle.- J’y suis pas allé, tu sais bien. - T’étais esclave, c’est ça ? - Ouais. Pas le droit d’aller à l’école. Seulement le boulot, ma petite, seulement le boulot. - Moi aussi, j’ai le boulot, et j’ai l’école en plus. - Mais toi au moins tu sais lire et écrire. - Et compter, répond-elle avec malice. Il a su que Golda venait de l’Empire Russe. Et sans se rappeler pourquoi, il sait aussi que Popov a une consonance de ce pays lointain. Enfin, et ça a bien étonné Golda, il sait que les noms russes se déclinent au féminin. - On sait des choses, parfois, c’est bizarre, marmonne Samy. Depuis l’épisode de l’agression par l’Allemand alcoolisé, Samy a pris l’habitude de s’installer le soir sur le perron de l’épicerie pour fumer une longue pipe et surveiller au cas où il se passerait quelque chose. Cependant, il ne résiste pas toujours à l’appel du saloon et lui aussi va boire son petit verre.
Les chants, les cris et la musique, bref le brouhaha qui sort de ce saloon, a le don d’attirer tous les paysans, manœuvres, saisonniers et voyageurs épuisés ou abrutis qui traînent au village. Et Samy n’échappe pas à la règle. Après sa journée écrasante au champ, il ne rechigne pas à aller ingurgiter quelques whiskys pour faire passer les douleurs de son dos, de ses bras et de ses vieilles jambes. Toutefois, il prend toujours soin de vérifier que le shérif n’est pas dans les parages.Samy et le shérif McCullum sont arrivés presque en même temps à Maple Bluff, l’un comme vieil affranchi à la recherche d’un travail, l’autre comme garde du corps d’un riche propriétaire terrien qui l’a envoyé ici superviser ses affaires locales. McCullum n’aime pas les Noirs. Pas les Indiens non plus, ni les Italiens, ni les Grecs, ni les Juifs, ni les Russes. En réalité, McCullum n’aime pas grand monde à part ses chiens. Il traite ses employés avec mépris. Il est froid, autoritaire et peut se montrer violent. Il a tellement terrorisé la population locale que personne n’a osé se présenter contre lui à l’élection au poste de shérif. Depuis, lui et ses hommes ont la main sur le village et, en fonction de leurs humeurs, alternent la terreur et l’apaisement sur la