Extrait du livre Marion : l'amour, toujours !
Marion : l'amour, toujours ! de Fanny Joly et Catel aux éditions Fanny Joly Numérik
Chapitre 1 La rentrée des amours – Marion, tu ne viens pas avec nous chercher ton frère au train de Madrid, je suppose... La voix de maman dans l’escalier m’arrache à un délicieux début de sieste. – Si, siii, je viens ! Mon cri est couvert par le klaxon de papa qui s’impatiente, en bas, dans le garage. Ma mère me regarde dévaler le perron comme si j’étais un OVNI. – Tu viens ? – Elle vient ? répète mon père, stupéfait, tandis que je m’engouffre à l’arrière. Eh oui, en ce samedi 7 septembre, j’ai hâte que
Charles rentre au bercail. Compte tenu de « l’explosivité » de nos relations, le phénomène a de quoi étonner. Il m’étonne presque moi-même. rien d’étonnant, donc, à ce qu’il étonne mes parents... pauvres parents ! Je ne vais quand même pas leur expliquer que les trois semaines que je viens de passer en Vendée et en tête à tête avec eux, et dont je rêvais comme d’un séjour au paradis, ont finalement ressemblé à l’enfer... D’accord, il y avait l’hôtel, la belle salle de bains rien que pour moi, les petits savons, les petites confitures, les petits jus d’orange le matin... Mais, très vite, les grandes vannes de mon imbécile de frère ont commencé à me manquer. Et l’ennui est arrivé, planant au-dessus de ma tête comme une vieille mouette solitaire... Il faut dire aussi que, juste avant le départ de Charles pour l’Espagne, nous avons passé une semaine chez notre grand-mère, où il a été avec moi d’une gentillesse insoupçonnable et insoupçonnée. Il m’a même appris à jouer au poker, ce que je lui demandais à peu près depuis... que je sais parler. Était-ce la perspective de son voyage espagnol, le besoin de se faire pardonner sa chance ou tout simplement un miracle ? peu importe, j’ai apprécié. Je me suis même dit que mon grand-frère (il a deux ans et trente-sept centimètres de plus que moi) devait être un type super pour tous ceux qui ont la chance de ne pas être sa sœur... En attendant, par 35° C sans ombre sous les verrières, la gare d’Austerlitz ressemble à une fourmilière dans laquelle un géant aurait donné un coup de pied. Chariots, trolleys, valises, voyageurs et flâneurs s’embrouillent autant que les appels nasillards dans les haut-parleurs : – L’express numér... ch... pfff... cr... Madrid... ch... pfff... crr... quai numér... ch... pfff... cr... – Quand je pense qu’il ne nous a écrit qu’une carte postale en trois semaines ! soupire maman en essayant désespérément de sauver ses sandales blanches de la tourmente. – Espérons qu’il était trop occupé à travailler son espagnol, marmonne papa comme pour se convaincre. Un mètre quatre-vingt-sept, ça devrait se repérer dans une foule, normalement. pourtant, après être restés dix minutes à guetter sur la pointe des pieds, on a buté sur Charles comme sur un réverbère. Un choc. Un moment de flottement. On ne l’avait pas vu arriver. Ou plutôt, on ne l’avait pas reconnu. Et pour cause : par rapport au garçon bien propre, bien coiffé, chemise impeccable et jean repassé, qui avait quitté la maison trois semaines plus tôt,
ce n’était plus le même Charles. Le Charles nouveau avait une barbe façon toundra brûlée au soleil, des lunettes rondes à verres violets, une guitare en bandoulière, un jean qui semblait sortir d’un camion-broyeur de poubelles et un débardeur orné d’une grosse bouche et d’une inscription : « Con amor es mejor » – C’est quoi, ce tee-shirt ? a articulé papa d’un ton cachant à peine sa suffocation. – Ben, c’est un tee-shirt..., a répondu Charles mollement. – Tu l’as acheté ? a vrombi maman, qui démarre au quart de tour sur les questions d’argent... – Non, c’est un cadeau... – Et cette guitare ? a ajouté papa dans un genre de hoquet. – Aussi... – Quoi aussi ? Charles a haussé les épaules : – Ben, aussi un cadeau... Plus je dévisageais mon frère, plus il me faisait penser à ces gangsters qui changent de look pour échapper à la police. Gangster ou pas, il n’a pas daigné m’adresser un seul regard. Je me suis plantée sous son nez : – Bonjour quand même ! – Ah, salut, toi..., a-t-il murmuré, accablé. Pendant tout le trajet du retour, les parents ont gardé le regard rivé dans le rétroviseur sur Charles, qui gardait le sien rivé dehors, comme un prisonnier. – Alors ? a fini par demander maman d’un ton subtilement teinté de reproches. – Ben quoi ? – On ne dit pas « ben » ! a grogné papa. – Alors, tu as fait des progrès ? a répété maman, les yeux au ciel. Charles a eu un drôle de sourire. Un sourire charmeur, moqueur - espagnol ? -, nouveau en tout cas : – Des progrès en quoi ? Maman s’est retournée vers son fils, excédée : – Charles ! Au cas où tu ne t’en souviendrais pas, je te signale que tu rentres de trois semaines en Espagne, qui nous ont coûté les yeux de la tête et dont le but était de te
faire faire des progrès en ESPAGNOL... Là-dessus, mon frère a laissé tomber ce commentaire : – Vous faites pas de bile pour moi... Commentaire aussitôt saisi au bond par papa, rugissant, rouge, hors de lui : – Si, si, si, on se fait de la bile pour toi, justement ! Quand on voit ta dégaine ridicule, il y a de quoi s’en faire, et beaucoup plus que tu ne le crois, figure-toi ! Avec la chaleur et les fenêtres ouvertes, les cris de papa ont dû s’entendre. Des passants se sont retournés, des voitures ont freiné à notre hauteur, à l’affût d’une scène, d’une dispute. Gênée, maman a mis la main sur le genou de papa : – Calme-toi, Bernard, calme-toi ! Apparemment, papa ne s’est pas calmé. Maman non plus, d’ailleurs. Aussitôt rentrés, ils se sont enfermés dans leur chambre pour discuter, toutes portes fermées. Impossible de suivre le débat. Du reste, ça ne m’intéressait pas. J’avais plutôt envie que Charles me raconte son Espagne en version originale. Et puis, il avait peut-être un cadeau pour moi. Ça se fait, non, quand on revient de voyage ? Je suis entrée dans sa chambre. Il tenait sa guitare sur ses genoux. En me voyant, il a poussé sous son oreiller une photo où j’ai eu le temps d’apercevoir une fille aux longs cheveux noirs. Aussi noirs que le regard qu’il m’a lancé : – Hé, ho ! Tu pourrais frapper ! – Qu’est-ce qui te prend ? Depuis quand est-ce qu’il faut frapper avant d’entrer ici ? – Depuis toujours. C’est pas parce que tu l’as jamais fait que c’est pas le moment de commencer... – Dis donc, moi qui étais contente que tu rentres... Pas de réponse. Mon frère pianote sur sa guitare, attendant ostensiblement que je m’en aille. – Je te dérange ? – Ouais ! – Raconte-moi un peu, quand même... Qu’est-ce que tu as fait de beau, là-bas ? – Si on te le demande, tu diras que tu sais pas... J’ai
fait des choses trop grandes pour toi, petite. Je sens la rage me prendre à la gorge : – Hé, ho ! Tu ne m’as jamais dit de frapper avant d’entrer. Mais moi, je t’ai déjà dit environ deux cent douze mille fois de ne pas m’appeler « petite ». Et c’est pas parce que tu l’as toujours fait que c’est pas le moment d’arrêter. Sans compter que, ça y est, je fais un mètre cinquante, je te signale... Charles se lève pour m’ouvrir la porte avec ce nouveau sourire que je hais : – C’est bien, t’es une grande fifille... alors, maintenant, tu me laisses tranquille ! Et dire que j’attendais un cadeau... Merci du cadeau ! Mon frère n’a jamais été aussi sinistre, aussi cynique, aussi affreux. Et dire qu’après-demain c’est la rentrée ! Quelle horreur ! Trop c’est trop. Je m’effondre dans le canapé du salon. Que faire, où aller, à qui parler ? Camille ! Ma copine, mon soutien, ma joie de vivre ! Il n’y aurait qu’elle pour me remonter le moral. Allô ! SOS Camille. Oui, mais si elle était déjà rentrée, elle m’aurait déjà téléphoné. Du bout des doigts, je compose quand même son numéro, sans y croire... Ça sonne, ça décroche, je n’y crois pas : – Camille ? T’es là ? – Oui, ça fait trois jours déjà ! – Et tu ne m’as pas appelée ? Un moment de silence... – Écoute, j’ai vraiment pas eu le temps... Mais j’ai plein de trucs à te raconter... Tu peux venir, là ? Viens maintenant... Camille et moi, on est amies comme... les doigts de la main. Et d’une main aux doigts palmés ! Depuis le CP, on ne s’est jamais quittées et, même quand on n’a rien de spécial à se dire, on a toujours plein de trucs à se raconter. Elle habite avec son père (ses parents sont divorcés), dans un appartement tout en moquette et en musique (son père est producteur de disques), à dix minutes de chez moi. Ce samedi-là, j’ai mis bien moins de dix minutes à arriver chez elle. Quand elle m’a ouvert, j’ai eu un choc de la retrouver si grande, si jolie, si bronzée. Comme si on avait passé beaucoup plus de deux mois sans se voir... À peine entrée, elle m’a mis les mains sur les épaules avec un sourire plein de mystère : – Marion, devine ce qui m’arrive... – T’as des infos sur les profs ? Elle a haussé les épaules : – Pfft ! Non... – Ton père se remarie ?
– Oh noon... – Tu m’offres ton lecteur de CD (on peut rêver !) ? – Ah nooon... – Tu vas te faire couper les cheveux ? – Mais noooon... Tu n’y es pas du tout... Allez, tu donnes ta langue au chat ? Je suis amoureuse ! A-MOU-REUSE... Je reste sans voix. Le silence s’installe. Le sourire de Camille se fige : – C’est tout ce que ça te fait ? – Oui... Non... Enfin, j’sais pas... Euh... – Tu ne me demandes pas qui c’est ? Je n’ai pas le temps de demander, elle se lance comme une fusée : – Tu ne peux pas savoir, Marion. Il est génial, c’est l’homme de ma vie, c’est sûr, c’est lui ! Tout de suite, le premier jour où on s’est vus, ça a été un choc, une attirance, comme un aimant... Il mangeait un pain au chocolat. Il m’en a donné la moitié. Comme ça, sans que je lui aie rien demandé. Et le lendemain, sur la même plage, à la même heure, je suis venue, et il y était. Comme si on avait rendez-vous sans s’être donné rendez-vous, tu vois. Et tu sais pas ce qu’il a apporté ? Deux pains au chocolat ! Un pour lui et un pour moi... pendant des heures, Camille m’a raconté comment elle passait des heures, main dans la main, face à la mer avec un type génial-beau-fantastique que je n’avais jamais vu et que je ne verrai peut-être jamais... À la fin, je connaissais toute leur histoire par cœur, mieux que mes cours d’histoire-géo la veille du contrôle : leurs promenades, leurs danses, leurs baisers, son nom, Helmut, sa mère allemande, ses yeux, ses cheveux, sa
passion pour le yoga, ses lettres, son portrait, en photo, à l’aquarelle, au fusain, au pastel et même en coquillages... On dit que les gens heureux n’ont pas d’histoire ; les gens amoureux non plus ! Ou plutôt, c’est toujours la même. Une histoire qu’on a l’impression d’avoir déjà entendue cent fois. J’avais un peu honte : jamais ma copine n’avait eu l’air si heureuse, et moi, pour la première fois, je m’ennuyais à l’écouter. À un moment, j’ai même bâillé. Mais j’ai réussi à déguiser mon bâillement en sourire. Et comme ça tombait à l’instant (sublime) où elle me racontait comment Helmut lui avait proposé d’échanger leurs montres, elle n’a rien vu. De toute façon, je crois qu’elle ne voyait plus rien. On dit aussi que l’amour rend aveugle, non ? Et on pourrait ajouter : sourd. La preuve : Camille ne m’a pas posé la moindre question sur mes vacances. En me raccompagnant, elle m’a juste demandé : – Et toi, au fait, t’es pas tombée amoureuse, cet été ? À croire qu’elle le faisait exprès.
Chapitre 2 Amoureuse ? Jamais ! « Sentir junto a mi boca tu respiración... Como una paloma blanca en mi corazón » Le lendemain, j’ai bien cru que mon « corazón » à moi allait exploser : mon frère n’a rien trouvé de mieux que de passer son dimanche à rabâcher une chanson d’amour espagnole sur sa guitare espagnole. Au moins, avant, quand il jouait du saxo, c’était énervant, mais c’était franc. Là, de la dégoulinade de sirop de guimauve... Hésitant et faux, en plus. Au lieu de frapper à la porte, j’ai cogné contre la cloison : – Ho ! Charles ! Tu veux faire pleuvoir ou quoi ? – Ferme-la ! – Hé ! Les concerts, ça dure jamais plus de deux heures normalement ! « Sentir junto a mi boca tu respiración... Como una paloma blanca en mi corazón... » Tout ce que j’ai gagné c’est qu’il se mette à chanter encore plus fort. J’ai fui au salon appeler Camille pour voir si elle ne voulait pas faire quelque chose. J’ai vite vu : elle ne voulait aller ni au cinéma, ni à la piscine, ni nulle part. En un mot : elle attendait un hypothétique coup de fil d’Helmut, qui a la bonne idée d’habiter au fin fond de l’Alsace. Bref, elle me proposait de venir attendre avec elle, et surtout de raccrocher au plus vite pour ne pas bloquer la ligne. Décidément, si c’est ça l’amour, non merci ! Suite logique du récital musical de Charles : le lundi matin de la rentrée, il tombait des cordes. Histoire de nous rappeler que la vie n’est pas une partie de rigolade au soleil. Devant le collège, personne ne semblait avoir envie de rigoler, d’ailleurs. Trois cents personnes et trois cents parapluies se bousculaient face aux portes fermées.
À mon avis, le seul qui devait rigoler (intérieurement bien sûr, car « en vrai » il ne rit jamais). C’est Mazaud, dit Sado, notre surveillant général et sadique. Je l’imaginais posté derrière une lucarne, à regarder la pluie dégouliner sur les chemisettes et les jambes bronzées. Au risque de me faire piétiner, j’ai cherché Camille dans la foule. J’ai retrouvé tout le monde sauf Camille. Mouillaud arborait des lunettes de soleil auxquelles il ne manquait que des essuie-glaces. Coralie Mussery, cette pimbêche, avait une espèce de longue jupe en dentelle qui lui collait aux fesses comme une serpillière mouillée... Enfin un truc rigolo ! Dès que les portes se sont ouvertes, mon amusement a été balayé par une effroyable découverte : pour la première fois depuis le CP, Camille n’était pas dans ma classe ! Pas même au même étage ! Son nom figurait sur la liste « allemand deuxième langue » ! Pendant l’été, elle avait changé d’option ! Sans même m’en parler ! Adios, l’espagnol ! Guten tag, l’allemand ! Un coup d’Helmut, à tous les coups ! Nouvelle « traición » pour mon « corazón » ! Comme un malheur n’arrive jamais seul, on s’est récupéré Mme Hardy comme professeur principal. Depuis que Chéberèque, notre ancienne prof d’anglais, est partie à la retraite, Hardy a pris sa place en tête de la liste des