Extrait du livre Hotel Bordemer Tome 7 : Les fantômes de la chambre 13
Hôtel Bordemer : Le fantôme de la chambre 13 Fanny Joly Numerik
Le fantôme de la chambre 13
C'est LUI qui raconte l'histoire.
Chapitre 1 Plaisirs d'automne Les vacances, les vacances... Tout le monde n'a que ce mot là à la bouche. On dirait que les gens ne vivent que pour se mettre en maillot de bain, courir sur la plage, se dorer au soleil... Ce n'est pas mon cas. J'aime bien me baigner (d'ailleurs, ici, à Crique-les-Bains, je suis souvent l'un des premiers à plonger dans l'Océan dès le mois de juin, quand l'eau n'est encore qu'à 16 ou 17°) mais le maillot de bain est loin d'être ma tenue préférée. Rosy dit que c'est parce que j'ai honte de... comment re... mes rondeurs. Évidemment par rapport à elle qui n'a que peau sur les os, j'ai quelques kilos entre les deux (entre la peau et les os, je veux dire...). Mais au fait, je raconte ma vie, et je ne vous ai même pas dit qui je suis, ni qui est Rosy... Mon nom est Bordemer. Gorges-Albert Bordemer. J'ai dix ans et je suis le fils du propriétaire de l'hôtel qui porte notre nom l'hôtel Bordemer, à Crique-les-Bains, c'est le bâtiment le plus haut sur la falaise la plus haute au-dessus de la mer. Il y a quinze belles chambres et quelques moches. Les belles sont pour les clients. Les moches pour nous. Enfin, surtout pour moi : je dors à l'entresol avec vue imprenable sur la cour. Si l'envie me prend de voir la mer, j'ai deux solutions : sortir ou coller un poster de la mer. Depuis que ma maman est morte, quand j'étais tout petit, mon père, lui, a choisi de ne plus avoir de chambre à lui. Il a installé un canapé-lit dans son bureau. Comme ça, s'il est pris d'une envie, de replonger dans ses cahiers de comptabilité au milieu de la nuit (il y passe déjà pas mal de temps dans la journée), aucun problème : il n'a qu'à se laisser glisser de son canapé à sa table de travail. La deuxième chambre la plus moche de l'hôtel, c'est celle de Guitte, la femme de chambre. Elle la partage avec son fils Ludwig (Bébé-Lu pour les intimes) au second
étage, sous les toits. Il y fait une chaleur étouffante en été et l'hiver, on y pèle de froid. Mais Guitte s'en moque pas mal. Du moment qu'elle peut écouter ses chanteurs d'amour, danser sur leurs chansons d'amour et s'occuper de son bébé d'amour, elle garde le moral... Et Rosy... Aaaah, Rosy ! Sur sa carte d'identité, que j'ai eu la chance de voir une fois dans ma vie, voilà ce qui est écrit : Nom : Lengrais. Prénoms : Rosy Marguerite Violette. Âge: dix ans. Taille: 1,37 mètre (Dix bons centimètres de plus que moi c'est écœurant et encore heureux qu'on n'inscrive pas le poids, ce serait encore plus écœurant...) Signes particuliers : néant Quand j 'ai vu ça, je suis tombé de ma chaise. Signes particuliers néant, Rosy ? À se demander si les gens qui font les cartes d'identité ont les yeux en face des trous. Ils auraient mieux fait de m'appeler. Je leur en aurais trouvé, moi, des signes particuliers de Rosy ! Il n'y aurait pas eu assez de place pour tous les marquer. Déjà, j'aurais pu commencer par : cheveux en pétard, yeux vert serpent, taches de rousseur par milliers, pieds géants. Et j'aurais pu continuer avec : caractère « adorabominable » (c'est un mot que j'ai inventé exprès pour Rosy, ça veut dire « capable d'être adorable le lundi, abominable le mardi charmante le mercredi, odieuse le jeudi et ainsi de suite »... ) J'aurais pu noter aussi : dernière en tout mais première en gym, ramène sa fraise avec ses performances sportives, chouchoutée par son grand-père, redoutée par mon père, insolente, têtue, culottée, gentille, méchante, gourmande, feignante, agitée, suragitée, hyperagitée, ma meilleure copine, ma pire ennemie, adore les vacances, s'affole quand elles se terminent, rarement d'accord avec moi... Ouf ! Je m'arrête là parce que j'ai d'autres choses à raconter, mais je pourrais continuer sur ma lancée... Donc, l'histoire que je veux raconter commence fin septembre, le mois que Rosy déteste entre tous : dès que ça sent le cartable, elle est d'une humeur exécrable. Encore un point sur le-
-quel on n'est pas d'accord: moi, c'est l'inverse. Quand le soleil flanche... j'ai l'impression que les vacances commencent ! Il faut dire qu'à l'hôtel, on travaille beaucoup plus dur l'été que l'hiver ! À la belle saison, les clients sont en vacances, mais pour nous, c'est l'enfer ! Du matin au soir, il faut les servir, satisfaire leur moindre désir, courir leur chercher des croissants dès l'ouverture de la boulangerie (je peux en parler, c'est moi qui y vais), aider Guitte à nettoyer, Mme Simone (c'est la cuisinière) à éplucher, Joseph (c'est le jardinier et le grand-père de Rosy) à arroser-désherberbiner... bref, quand le mois d'août se termine et que l'hôtel se vide un peu, je respire, je dirais même mieux : je me régale ! Nouveaux cahiers, nouvelle trousse, nouveaux livres de classe à dévorer (Rosy se paie ma tête mais pourquoi le cacher : j'adore lire mes manuels scolaires avant la rentrée). Pour peu que la chambre 5 soit vide (c'est la plus belle de l'hôtel), j'y prends des bains de mousse en douce sans risque de tomber en panne d'eau chaude (en pleine saison, le chauffe-eau a du mal à suivre). Je n'ai plus besoin d'attendre une semaine le retour de mes slips ni de mes chaussettes ( d'habitude, la lessive des clients passe ,avant, évidemment). Et quand Mme Simone est de bonne humeur et qu'elle décide de faire son fabuleux gâteau au chocolat (l'été, elle a trop de travail: ça n'arrive jamais ), elle me laisse lécher les plats... Le seul ennui, à l'automne, c'est que l'hôtel se vide et alors, mon père se fait du souci, beaucoup de souci... Encore plus que d'habitude ( ce qui n'est pas peu dire !). Combien de fois je l'ai vu compter et recompter ses colonnes de chiffres en tournicotant sa moustache ( chez lui, c'est un sérieux signe de souci). Mais cette année, rien de tout ça. Quelques semaines après la rentrée, papa a eu une super-idée. Il m'a fait venir un soir dans le garage pour me montrer un grand panneau de bois et des pots de peinture jaune et bleue. « Fiston, il m'a dit, toi qui écris bien (sans me vanter, c'est vrai que j'écris bien. En CE2, avec Mlle Lacraie, c'était toujours moi qui écrivais les affiches pour la classe) tu vas me recopier ce texte en belles lettres sur ce panneau. » Il m'a tendu un petit carton sur lequel il avait marqué PLAISIRS D'AUTOMNE À CRIQUE-LES-BAINS L’HÔTEL BORDEMER VOUS PROPOSE SES DÉCOUVERTES PÉDAGOGIQUES, MYCOLOGIQUES, GASTRONOMIQUES ET... ÉCONOMIQUES ! Je n'ai pas tout compris mais je n'ai pas voulu énerver papa en lui posant trop de questions. Je
me suis dit que je chercherais moi-même « pédagogique » et « mycologique » dans un de mes dictionnaires. J'en ai au moins sept. J'adore les mots. Dès le lendemain matin, je me suis mis au travail. Ça tombait bien: c'était samedi. Enfin... Ça tombait bien... C'est vite dit. Parce que j'avais à peine écrit trois lignes que Rosy est arrivée au garage, rôdeuse, bougonneuse, comme une renarde affamée cherchant quelque chose - ou quelqu'un - (par exemple... moi !) à se mettre sous la dent... « Qu'est-ce que tu fabriques, Georges-Albert ? » J'ai essayé de me montrer détendu et souriant. « Tu vois, je peins un panneau pour mon père... » Elle a regardé ce que j'avais écrit en plissant le nez. « "Pédago-quoi" ? "Mycoquoi ?" C'est quoi, ce charabia ? Il est maboul ton père ou quoi ? » J'ai commencé à avoir du mal à rester détendu et souriant. « Euh ... Excuse-moi, Rosy, mais est-ce que tu pourrais être polie quand tu parles de mon père, s'il te plaît? - Ho là là, monsieur fait son petit vexé... - Je ne fais pas mon petit vexé ! Est-ce que je te demande, moi, si ton grand-père est maboul ? - O.K., O.K., laisse tomber, je posais la question juste comme ça… Mais si ça te fatigue trop de m'expliquer… » J'ai égoutté mon pinceau sur le bord du pot et j'ai respiré à fond. « Ça ne me fatigue pas du tout de t'expliquer, pas du tout ! Papa a mis sur pied des "plus commerciaux" spéciaux pour l'automne, voilà ! » Rosy m'a regardé avec des yeux ronds comme des champignons. « C'est quoi des "plus commerciaux" ? - Ce sont des... des idées... des... des propositions pour attirer des clients, figure-toi ! "Pédagogiques", ça veut dire qu'ils vont apprendre des choses : papa a prévu de les emmener visiter le monastère
de Sainte-Écume ou la fabrique de gobe-mouches de Iode-sur-Mer. ''Mycologiques'', c'est parce qu'ils pourront aller chercher des champignons en forêt avec ton grand-père, Joseph ! Il ne t'en a pas parlé ? - Euh... non... - "Gastronomiques", ça veut dire que Mme Simone va cuisiner des menus spéciaux à base des meilleurs ingrédients de l'automne : du lapin, des pommes, des citrouilles… - Beurk… - Merci de tes encouragements ! Et, pour finir : "économiques", c'est parce que papa a étudié des tarifs spéciaux pour rendre tous ses "plus " encore plus alléchants... » Rosy a haussé les épaules. « Encore plus alléchants ! Ben dis donc, ça dépend pour qui ! Moi, en tout cas moi, ça m'allécherait pas du tout. » Ce qu'elle peut m'énerver, cette Rosy, quand elle est comme ça ! L’envie me démangeait de lui coller mon pinceau jaune sur le nez ! « Parce que tu t'imagines peut-être, mademoiselle Rosy Lengrais, que ça nous allécherait, nous, de t'avoir comme cliente ? » Elle a eu une petite moue pincée. On aurait dit une renarde qui découvre qu'il est en peluche. « Et toi, et toi, monsieur Georges-Albert Bordemer, tu t'imagines peut-être que ça m'allèche de t'avoir comme ami, hein ? Eh bien la réponse est non! » Là-dessus, elle a tourné les talons. Je suis sorti sur le pas de la porte du garage pour lui crier « C'est ça, rentre dans ta cabane ! Et tant que tu seras d'aussi mauvaise humeur, tu peux y rester ! » Je ne sais pas si elle m'a entendu. Elle avait déjà disparu.