Extrait du livre Le grand méchant fou
Le grand méchant fou Une histoire de Fanny Joly, illustrée par Christophe Besse. Editions Fanny Joly Numérik.
DES HISTOIRES de fous, les copains de la classe en racontent souvent. Surtout Momo, mon voisin de table. Il en connaît plein. Quelquefois, elles sont drôles, les histoires de Momo, mais pas toujours. Et puis ce ne sont pas de vraies histoires de fous. Je veux dire : il les raconte pour nous faire rigoler, mais elles ne se sont pas réellement passées. A côté de l'histoire que je veux vous raconter, Momo, il peut aller se rhabiller. Mon histoire de fous à moi, elle s'est passée pour de vrai, dans ma vraie vie à moi, Etienne Trudot, neuf ans, élève dans la classe de Marie-Thérèse Cornouillet à l'école de la rue des Etourneaux.
Pourtant, personnellement, je suis le contraire d'un fou : un garçon plutôt raisonnable, calme et tout. Je mène ma petite vie tranquille, vélo (en ce moment, malheureusement, le mien est crevé), boulot (le moins possible quand même), dodo (pas trop non plus). Je n'ai pas besoin de choses compliquées pour m'amuser : un ballon, quelques copains, un peu d'argent de poche, une assiette de frites de temps en temps, un coin de terrain pour jouer au foot, une télé pour les jours de pluie... Bref, rien que des choses très ordinaires. Et pourtant, je ne comprends pas ce qui m'arrive : on dirait que les histoires pas ordinaires ont décidé de me tomber dessus, comme la grêle décide, parfois, de tomber sur un champ de blé et pas sur celui d'à côté. Ça, je ne l'ai jamais vu mais mon grand-père me l'a raconté. L'histoire a commencé un lundi. Je m'en souviens parce que le lundi, c'est le jour où Marie-Thérèse Cornouillet, notre maîtresse, nous fait toujours une dictée. Qu'il pleuve, qu'il grêle ou qu'il fasse beau, le lundi après-midi, avec Marie-Thérèse Cornouillet, c'est dictée. Au début de l'année, elle nous a tout de suite prévenus qu'on n'était pas là pour rigoler. Rien qu'à voir sa robe grise et son long nez, on s'en serait douté. Elle ne nous a pas menti. C'est simple : dès que quelqu'un rigole dans la classe, elle crie. Et si on continue quand même, c'est la punition garantie. Je
peux vous dire que les jours où Momo a de nouvelles blagues à raconter, ce n'est pas un cadeau d'être assis à côté de lui ! Ce lundi-là, donc, elle en était à un passage particulièrement atroce de la dictée, où il n'était question que de chevaux hennissant dans des champs parsemés de bruyères et de coquelicots et d'autres trucs du même style, quand soudain, Momo, encore lui, a pointé le doigt vers la fenêtre en poussant ce cri : — Ouaaah ! Visez l'autre sur le toit, là-haut ! Tout de suite, une dizaine de têtes se sont levées. — Hé ! Mais c'est chez Pigeonnette ! s'est exclamée Suzie Lamoiseau, la pipelette de la classe. (« Pigeonnette », je précise, c'est le surnom qu'on a donné à la mamie qui habite au bout de la rue des Etourneaux et qui passe sa vie à nourrir les pigeons. Quand on est assis à la dernière chaise du dernier rang, près du radiateur, on la voit ouvrir sa porte et lancer des miettes toutes les heures, comme un coucou qui sort de sa pendule. A mon avis, elle écrase des biscottes pour fabriquer toutes ces miettes. Elle est gentille comme tout, Pigeonnette. Quand elle nous voit, elle nous dit toujours bonjour...) Dans la classe, il y a eu un grand ramdam de chaises. Les plus culottés, genre Momo, Fred Kimoune, Suzie la pipelette ou Lou Duclou, se sont levés pour se coller le nez à la fenêtre. En entendant leurs « oh » et leurs « ah j'y suis allé aussi. Le spectacle valait le détour : un type immense, maigre, brun, frisé, vêtu d'une sorte de pyjama rayé, marchait pieds nus sur la partie la plus haute et la plus pointue du toit. Il avançait comme sur un fil, hésitant, les bras écartés pour lui servir de balancier. Arrivé au bout du toit, il s'est arrêté une seconde, comme pour prendre son élan. On aurait dit qu'il allait sauter. — Au secours ! n'a pas pu s'empêcher de crier Suzie. — Retournez à vos places ! a ordonné MarieThérèse Cornouillet.
Personne n'a bougé. On était scotchés au grand bonhomme. Il n'a pas sauté. Il a simplement fait demi-tour. — Vous avez vu comment il est habillé ? a dit Momo. — En pyjama... j'ai murmuré. — Mais non, en clown ! a fait Suzie. — Pas du tout ! Il est en bagnard ! a affirmé Lou Duclou. — A vos places ! a répété la maîtresse. Elle est descendue de son estrade au pas de charge. J'ai cru qu'elle allait nous baffer. — Si vous ne retournez pas à vos places immédiatement, je mets moins deux à toute la classe ! — C'est quoi, un bagnard ? a demandé Suzie, les yeux toujours collés à la vitre, comme si elle n'avait pas entendu. Geneviève Blandœil, la chouchoute, qui fait une maladie nerveuse quand par hasard elle a un point de moins que vingt sur vingt, avait bien entendu la maîtresse, elle ! Elle a commencé à se tortiller sur sa chaise. — Oh nooon, pas deux points en moins, c'est dégoûtant ! Marie-Thérèse Cornouillet s'est plantée derrière nous et elle a frappé des talons sur le plancher. On a sursauté. Elle aussi. Mais elle, c'est en découvrant le grand fou. Sa tête a alors eu des mouvements saccadés comme un clou sous des coups de
marteau. Elle est restée un instant, la bouche ouverte, à regarder. Puis elle a dit : « Ça suffiiiit ! » comme si elle se parlait à elle-même et elle a tiré le rideau. Tellement fort qu'un des crochets s'est arraché. — ALORS, Suzie Lamoiseau, a dit la maîtresse en regagnant son estrade, vous ne savez pas ce qu'est un bagnard ? Qui le sait ? En disant ça, elle regardait Geneviève Blandoeil qui sait toujours tout, d'habitude. — Ça... ça se mange ? a lancé la chouchoute comme si elle jouait aux devinettes. — Pas du tout ! a répondu la maîtresse. La maîtresse pianotait sur sa table, ce qui est le signe qu'elle est énervée. Elle a fixé Lou. — Et vous, Lou Duclou ? C'est vous qui avez employé ce mot, vous devez savoir ce qu'il signifie ! a continué Marie-Thérèse Cornouillet, les sourcils froncés. Lou, c'est la plus grande de la classe, une fille
incroyable, qui était très méchante au début et après plus du tout. Elle ne s'est pas démontée. D'ailleurs, elle ne se démonte pas facilement, Lou... — Ben c'est quelqu'un qui a un habit à rayures ! — Mais encore ! Comme rien ne venait, la maîtresse nous a fait sortir nos dictionnaires pour chercher le mot « bagnard » et on l'a copié trois fois. Maintenant, je sais ce que c'est : « Condamné enfermé dans un bagne. » Pendant qu'elle y était, elle nous a aussi fait copier la définition du mot « bagne » : « Etablissement pénitentiaire où furent internés les condamnés après la suppression des galères »... Dommage qu'elle ne nous ait pas demandé ce qu'est une galère, j'aurais pu répondre : — Votre classe, mademoiselle ! Marie-Thérèse Cornouillet a refusé de rouvrir les rideaux. Il a fallu attendre la fin de la dictée et l'heure de la sortie pour revoir enfin le ciel... Et le toit de chez Pigeonnette. Mais il n'y avait plus personne dessus. Les ardoises grises étaient vides, comme si le grand fou n'avait été qu'une apparition. — On va sonner chez Pigeonnette ? a lancé Momo. — Oh oui ! Oh oui ! a trépigné Suzie la pipelette. — Je vais avec vous... a dit Lou Duclou. Tu viens, Etienne ? Je ne sais pas si c'est parce que j'ai été le premier à découvrir que la grande Lou n'était pas aussi méchante qu'elle voulait en avoir l'air, mais depuis, elle est spécialement gentille avec mol. — OK. — Moi aussi j'aimerais bien venir, mais je dois aller chez le dentiste ! a soupiré Fred Kimoune avec des yeux aussi tristes que le jour où la maîtresse lui a confisqué sa boîte de loukoums. Il n'a pas de chance, le pauvre Fred. Sa mère est super sévère et en plus, elle lui prend tout
le temps des rendez-vous horribles, genre le dentiste, le coiffeur, le pédicure, le kyné, l'opticien, le docteur, l'orthophoniste et encore d'autres dont je ne me rappelle même plus les noms. (Entre parenthèses, c'est incroyable le nombre de métiers que les grands peuvent inventer quand ils ont décidé d'embêter les petits...) Bref, Fred est rentré chez lui et nous, Momo, Suzie, Lou et moi, on s'est dirigés vers le pavillon de Pigeonnette. Le soleil brillait, les arbres étaient en fleurs, j'adore le printemps, quand on a l'impression qu'une journée de vacances commence après chaque Journée d'école. C'est Lou qui a appuyé sur la sonnette : elle était à la bonne hauteur. La porte s'est ouverte presque aussitôt. Mais au lieu de voir Pigeonnette s'avancer sur le perron avec sa blouse et son chignon, on a vu un... un... une sorte de boucher, immense, brun, frisé, avec une calotte sur la tête et un tablier blanc tout taché de sang. — Stratch kapovoul mine raoustitch ! il a crié, ou à peu près, de toute façon, il parlait dans un langage incompréhensible. Il a fait des grands gestes de bras, comme quand on veut chasser des mouches. On s'est tous reculés, sauf Lou. — On dirait le même grand frisé que sur le toit ! a murmuré Momo. Je n'y aurais pas pensé, mais effectivement, il y avait comme une ressemblance. — Excusez-nous, on... a dit Lou. — Mine raoustitch mine mme raoustitch ! a recommencé le type, l'air mauvais.