Extrait du livre Marion aime New-York
Marion aime New York Fanny Joly & Catel
- WE WON ! a crié Mme Hardy en entrant dans la classe le matin du 15 novembre. C’est comme ça que ça a commencé. On aurait dit une rock star. Elle agitait un dossier au bout de ses bras dressés en l’air. C’était il y a un mois. Ça me semble loin déjà... Je me souviens, j’ai demandé à Stéphanie Pioche (ma voisine première de la classe, incollable sur les irregular verbs) le sens de we won. Elle a penché vers moi son nez pointu : – Ça veut dire que notre classe a gagné le concours
I LOVE NEW YORK, organisé par le Conseil régional des Hauts-de-Seine et le ministère de l’Éducation nationale... Incredible! Ce concours, j’avais à peine réalisé qu’on y avait participé. Nulle comme je suis dans la langue de Shakespeare, comment aurais-je pu imaginer un seul instant que... – Tu veux dire que le 1er prix, les 4 jours/3 nuits à New York, c’est pour nous? On va partir là-bas, toute la classe? – Sans moi, a soupiré Pioche, mes parents sont opposés aux voyages en avion car c’est anti-écologique... Pauvre Stéphanie, j’ai presque eu pitié d’elle : clouée au sol le jour où on décolle alors que c’est à elle qu’on doit l’aubaine : son essay sur l’histoire des États-Unis ayant fait the difference face aux classes concurrentes, comme Hardy n’a pas manqué de nous le dire... Bref. Sorry pour Pioche. Cheers* pour les autres, soit 22 frenchies de 4e B surexcités, moi en tête. Dès l’annonce du scoop, le compte à rebours s’est enclenché et notre vie accélérée... Au cours d’après, je me suis surprise à voir des gratte-ciel à la place des châtaigniers de la cour. Les jours suivants, Julie s’est mise à prendre des poses de star, Mouillaud n’a plus arboré que des tee-shirts d’équipes de base-ball, tandis que Juanito cultivait un look “chicano bandanas” et santiags brodées... Les récrés résonnaient d’histoires de visas, de valises, de forfaits téléphone world. Camille, pour qui ce séjour à New York serait le cinquième (ma meilleure amie passe ses vacances à sillonner le village planétaire) nous détaillait les must de Big Apple, cartes et plans à l’appui. À la maison, tout le monde a applaudi... sauf Charles. Pour une fois que moi LA NAINE, j’allais avoir l’avantage sur lui THE GIANT, ça passait mal... La preuve ? ◆ Le 8 décembre, quand j’ai eu droit de la part de Maman à une valise neuve, à roulettes et poignée télescopique, mon frère a fait glurps et aussitôt réclamé un nouveau VTT, qu’il s’est aussitôt
vu refuser : double glurps... ◆ Le 11, lorsque Papa m’a solennellement prêté son appareil photo numérique avec cours de maniement et ordre de m@iler chaque jour un reportage illustré, le teint de Charles a viré au vert. Les parents s’en sont même aperçus... La preuve? ◆ Le 14 au soir, veille du départ, c’est en douce que Papa m’a glissé “de peur que Charles soit jaloux” une enveloppe contenant 5 billets de 10 dollars. Waow ! Mon frangin aurait-il deviné ma bonne fortune (ou fouillé mes affaires?) : il ne s’est pas levé pour me dire au revoir... Il faut dire qu’on a quitté la maison à 3 h 30 du matin. Les organisateurs du concours sont sympas, mais pas au point de nous offrir un vol high cost* à horaire normal. Dans une bouffée d’indulgence et dans la voiture en route vers Roissy, je me suis demandé si, à l’inverse, Charles partant et moi pas, je me serais levée pour l’embrasser. Dans une bouffée d’honnêteté, ma réponse a été... NON. Arrivés au point de rencontre du terminal D, les parents ont été priés de rentrer quickly* se coucher pour nous laisser aux mains d’Hardy, immuable robe couleur Granny Smith, escortée de M. Carier, notre prof de français, co-accompagnateur du trip. Le vol a passé comme un éclair. Juanito a peur en avion, j’ignorais ce détail : depuis le CP qu’on est copains, il ne s’en est jamais vanté. Devant sa mine décomposée, j’ai évité de le chambrer sur ce coup-là. Je me suis même employée à le réconforter... Ensuite, Arthur a sorti un jeu de tarot (pour une fois j’ai gagné). Puis, Hardy nous a annoncé qu’elle avait procédé à un tirage au sort pour nous répartir en deux groupes qui feraient les visites séparément. Panique dans les rangs. Avec ma veine habituelle, je me voyais déjà coincée dans le groupe de Carier avec, genre, Guy Zion le raseur, Maria Foucher la bêcheuse, Eliott Gavard le boulet... Rien de tout
ça ! La chance a (encore) été avec moi : elle m’a placée en compagnie de Camille, Juanito, Arthur, Julie, Laura et Mouillaud... dans le groupe d’Hardy ! 6 heures de vol, 6 heures de “rétropendulage” : on est partis... et arrivés à l’aube. En sortant de Kennedy Airport, un bus-navette nous a emmenés vers Manhattan* en empruntant Brooklyn Bridge. Welcome dans la légende. Scotchée à la vitre, je fixais, fascinée, la skyline de verre et d’acier se découpant sur le ciel bleu quand Mouillaud m’a tapé dans le dos : – T’as vu comment c’était, avant? m’a-t-il soufflé en me montrant sur son smartphone le même paysage que celui qui se dressait sous nos yeux, mais dominé par les Twin Towers, photo antérieure aux attentats du 11 septembre 2001. Coup-de-poing au stomach. Impression de croiser l’Histoire. Notre Histoire avec un grand H. Un long trajet en métro (je l’aurais cru plus high-tech, le New York City Subway) nous a propulsés dans le quartier de Central Park où se trouve le HELLO INN, notre “hôtel”. Chambres de six et douches collectives, dining-room à peine moins moche que le réfectoire de notre bahut bien-aimé, l’endroit ressemble plus à un pensionnat qu’à un palace... On a juste eu le temps d’y poser nos bagages et d’avaler un breakfast avant qu’Hardy nous entraîne dans son programme Day Number One... Metropolitan Museum of Art. Suivi du Guggenheim Museum. Suivi du Whitney Museum. Dans le genre marathon culturel, ma mère n’aurait pas fait mieux ou plutôt : pas pire ! En guise de déjeuner, on a eu le droit de s’arrêter cinq minutes pour acheter des bretzels — mmmhhh, ils étaient tièdes et moelleux, j’en ai mangé deux, Mouillaud quatre, même Hardy s’est laissé tenter... En sortant du Whitney, Edward Hopper* valsait dans ma tête avec le surréalisme, l’art islamique et Kandinsky quand j’ai soudain réalisé... que j’avais oublié le Nikon de papa au fond de ma valise ! Marion reporter, bad démarrage! – M’dame, vous avez pas peur qu’on ait une overdose de musées? a lancé Arthur tandis qu’on rentrait, décalqués, le long de Madison Avenue. La prof d’anglais a eu un sourire mutin :
– Meuh non, en art on n’en a jamais trop! Monde à l’envers, les autres ont passé le dîner à nous narguer avec le programme “méga éclate” que leur a mijoté Carier : ascension de l’Empire State Building avec vue à couper le souffle, shopping autour de Herald Square, soir tombant sur Rockfeller Center... j’ai lâché avant la fin pour m’écrouler sur mon lit où j’ai roupillé comme une bûche malgré les ronflements de Julie... ...Et nous voilà jeudi 16, Day Number Two, embarqués sur le bateau en direction de la célèbrissime Statue de la “Liberté éclairant le monde”. Malgré le froid, je sors sur le pont pour faire un maximum de photos. Le bateau est bondé. On dirait une Arche de Noé pour humains : des spécimens de toutes les nations y sont représentés, amoureux chinois, famille hindoue, groupe de retraités blacks, ados texans (c’est marqué sur leurs bonnets) dont l’un, plus gros et rougeaud que les autres, n’arrête pas de me zyeuter, au point que Juanito (qui en pince pour moi) me pince le bras, l’air pincé : – T’as vu? T’as une touche on dirait... Je hausse les épaules : – N’importe quoi! Débarquement. La visite commence dans le socle par un (encore!) musée (petit, celui-ci) auquel je ne pige quasiment rien vu qu’Hardy nous oblige à brancher nos audioguides sur english ! On monte ensuite jusqu’à la promenade qui fait le tour du piédestal, festival de vues sublimes que j’immortalise clic clac clic... – Qui veut grimper les 186 marches qui mènent à la mythique couronne? propose Hardy, la mine gourmande. Levez le doigt, il n’y a que 12 places, le gardien va tirer au sort! Si je veux grimper ? Un peu que je veux ! De là-haut mon reportage photo va atteindre des sommets ! J’agite les bras comme une noyée. Yeeesss ! Je suis choisie ! Et je suis la seule ! J’ai un peu honte mais... la déception des autres me dope. Je m’élance dans l’étroit escalier en colimaçon. Tiens, Fat Texan m’emboîte le pas. Élu lui aussi. Il me colle même aux baskets, on dirait. À quel jeu joue-t-il ? J’accélère le pas. Il veut me coincer ou quoi ?
Prem’s en haut, je m’apprête à shooter tous azimuts quand brusquement, flaf, une grosse main s’abat sur mon appareil. – Hééé! Ça va pas? je hurle.Lâcheça,itisàmonpère! Mâchoires serrées, Fat Texan tire comme une brute. Je lui balance le plus FAT coup de pied de mon répertoire. Bad luck : il esquive et c’est moi qui me cogne. Ouille ! Il en profite pour m’arracher mon trésor. Damned ! – Au voleeeuuur ! je le poursuis. – what’s going on* ? accourt le gardien. Si je connaissais les irregular verbs je lui expliquerais mais too late* : la simple vue de l’uniforme affole Fat Texan qui, ni une ni deux, balance mon Nikon par-dessus bord. HORREUR ! Je me penche à la rambarde. Je vois les autres en bas. – Au secours ! L’appareil photo ! Viiite ! Juanito mon sauveur a pigé. Sous l’œil ahuri de la prof d’anglais, il plonge comme un goal de folie et chope le Nikon avant qu’il se fracasse. Applaudissements à la ronde. Dans mon dos, le gardien ceinture Fat Texan penaudissime. Miss Liberty ne plaisante pas avec la sécurité... Day Number four. La réponse des parents au reportage que j’ai m@ilé hier est dithyrambique. “Quel sang-froid Marion, on est fiers de toi...” Je ne m’en lasse pas. Of course l’entrefilet “FRENCH SCHOOL GIRL & BOY FOIL TEXAN PICKPOCKET IN LIBERTY ISLAND”*, paru dans le journal local avec photo de Juanito et moi, a sûrement largement contribué à leur fierté. N’empêche. Un peu de gloire ne peut pas me faire de mal... Qu’est-ce que ce sera quand je leur offrirai les cadeaux que je leur ai achetés : ◆ pour papa, un portefeuille à l’effigie... du billet vert, ◆ pour Maman un livre de recettes de cookies — un peu intéressée j’avoue... ◆ Et last but not least*, pour mon Charles de frère, un grandiose tee-shirt bleu-blanc-rouge où sont inscrits ces mots : MY BELOVED SISTER BOUGHT THIS FABULOUS TEE-SHIRT FOR ME IN NEW YORK CITY*
Arc-boutée sur le tabouret de mon bureau, une pince à épiler dans la main droite et un tube de colle dans la gauche, je peaufine le cadeau-fait-main le plus créatif de ma carrière : un étui à lunettes customisé par l’AMOUR. - Ce n’est pas pour me vanter hé-hé ouin-ouin-ouin mais l’année commence bien-bien-bien ouin-ouin-ouin ! fredonne-je gaiement quand la Petite Voix qui squatte (trop souvent) ma tête m'interrompt. - Arrête, tu chantes comme une casserole, ça va te porter la poisse !
Pourquoi me tairais-je, Petite-Voix-Rabat-Joie ? - C'est pas pour me vanter hé hé mais l'année commence bien hin hin ! insiste-je, plus fort. C'est vrai à la fin, pourquoi n’aurais-je pas droit à une BIG GROSSE ANNÉE PLEINE DE VEINE, pour une fois ? Le cadeau a pour but de me rappeler au souvenir de son destinataire (myope) chaque fois qu’il manipulera ses bésicles - autrement dit plusieurs fois par jour, j’espère ! J’achève de tapisser l’intérieur de l’objet de cœurs pailletés et de M* multicolores enlacés, le tout enduit d’une épaisse couche de colle qui commence à peine à sécher et n’aura jamais le temps de finir avant l’arrivée du TGV en provenance de Brest ? Pas sûr, mais qui ne tente rien... Rapide flash-back : le mois dernier, à mon retour de New-York , une deuxième divine surprise m’attendait (la première étant, of course, d’avoir gagné avec ma classe ce fabulous voyage aux USA **). La surprise number two a pris la forme d’un SMS arrivé début janvier sur mon portable : HÉ PÉPITA JE VIENS A PARIS LE WE PROCHAIN Signé qui ? MAX ! Mon chéri du printemps dont je commençais sérieusement à me demander s’il serait encore mon chéri de l’hiver… Après lui avoir envoyé à l'automne plusieurs messages restés sans réponse, j’ai cessé de me manifester. Parfois, le soir, je tente de me remettre son visage en mémoire sans l'aide d’une photo mais… j’avoue que j’ai de plus en plus de mal. Comme si le temps transformait mon Prince de Bretagne en fantôme. Pourtant, avant-hier au téléphone, Max, le vrai, ne semble pas douter de notre amour ! Chaud-bouillant, il m'a suggéré de venir le chercher au train de 15h37, ce que j’ai accepté avec bonheur... sauf que là, c’est dans moins d’une
heure ! Je ferais mieux de m’activer. Surtout qu’il ne vient pas QUE pour moi. Il est invité... à rebooter l'ordi de son oncle Arsène. Vive les tontons antiquaires empotés du clavier ! Max m’a juré que le rebooting serait l’affaire d’une demi-heure et qu’on aurait le reste du temps pour nous… Puisse la Fée de l’Amour lui donner raison ! Gloups, en voulant tester l’adhérence de ma colle, je me retrouve avec trois cœurs collés au bout des doigts. Bad. SOS sèche-cheveux pour activer le séchage. A l’instant où je me lève pour aller à la salle de bains, mon frère entre sans frapper dans ma chambre, selon sa détestable habitude : - C’est toi qu’as pris mes ciseaux ? Je les lui tends bien vite, espérant qu'il n'approche pas plus avant. Mais son regard de lynx scanne ma table : - Qu'est-ce que tu fabriques ? Que répondre ? Camille, ma meilleure copine, ne porte pas de lunettes, l’étui ne peut pas être pour elle. Juanito en porte, mais si je m'avance sur le terrain cadeau pour garçon... - Je... je fais un truc pour… en Arts Plastiques… - Ah ouais ? Montre ! Je serre mon cadeau gluant contre mon cœur amoureux : - T’es de la police ? - Quoi, j'ai pas le droit de m’intéresser à ce que tu fais ? - Pfff je te connais... Et puis d’abord je suis pressée. Tant pis pour la colle, j’enfouis l’étui dans mon sac, attrape mon manteau et me rue vers la porte. - Mademoiselle a rendez-vous ? - Parfaitement et si on te demande avec qui, tu répondras que... ça ne te REGARDE pas ! - Smack smack… Y'a des amours de moucheronne dans l’air. Tu t’es bien brossé les dents, chérie ? me lance mon frère du haut de l’escalier. Je ne réponds pas. Je suis déjà dehors, galopant comme une antilope fuyant un lion affamé. Dehors il fait un soleil d'hiver de rêve. Splendide et clair. Ciel bleu marine. Si je ne chope pas le RER au vol, je suis perdue. Je le choperai ! Mes talons claquent dans les escaliers de la station Issy-les-Moulineaux. Malgré le froid, la sueur perle dans mon dos. L’année commence mieux que bien :