Extrait du livre Rendez-vous sous la Manche
Rendez-vous sous la Manche - 1990, le tunnel du siècle d'Isabelle Collioud et Arnaud Nebbache aux éditions Kilowatt
Rendez-vous sous la Manche
Été 1990. La nouvelle avait eu l’effet d’un coup de massue sur ma mère et moi. Nous devions quitter notre île. Un voyage de huit mille kilomètres allait m’éloigner de ma maison. De son côté, mon père était euphorique. Après de longs mois passés à chercher du travail, on venait enfin de lui en proposer un ! Lui, le spécialiste en constructions souterraines, allait reprendre du service. Il ne tenait pas en place, ses gestes et ses paroles étaient empreints d’une folle énergie qui le transportait. Conscient de nos réticences, il s’employait à nous « vendre » cette nouvelle vie sur le continent.
Sur une carte de France, mon père avait pointé une ville, tout en haut, au nord. – C’est là que nous allons, à Sangatte, dans le département du Pas-de-Calais ! Je n’avais jamais mis les pieds en métropole et je n’avais aucune envie d’y aller, aucune envie de quitter la Martinique où j’étais née et où j’avais tous mes amis. Il arrivait que ma mère m’en parle et les seuls mots que j’avais retenus de la France étaient « gris », « froid », « morose », « triste ». Pas de quoi m’emballer !
Pendant l’interminable voyage, je ne cesse d’espérer. Espérer que l’on fasse demi-tour. Que quelque chose me ramène sur mon île aussi vite que je l’ai quittée. Mais en apercevant le panneau de la ville de Sangatte, ma dernière lueur d’espoir s’éteint. Mes copains me semblent tellement loin maintenant…
On s’arrête finalement au bout d’un alignement de maisons. Nous sommes accueillis par monsieur Dubois, qui loue le pavillon où nous allons habiter, avec tous les meubles dedans. « Ce sera plus simple » avait dit mon père. Plus simple peut-être, mais plus moche c’est sûr : un vieux lit, une armoire qui grince, un bureau et une chaise qui datent du Moyen Âge. Et un énorme radiateur accroché au mur. La visite terminée, monsieur Dubois félicite mon père pour son nouveau travail sur le chantier du tunnel puis nous indique la direction de l’école. Demain, nous passerons devant et nous irons voir un peu à quoi ressemble Sangatte.
La ville n’est pas très grande mais la plage est immense. Le vent souffle et mon père admire les cerfs-volants hauts dans le ciel. Sur le chemin du retour, je repère la vitrine alléchante d’une boulangerie. Nous entrons pour acheter une belle brioche dorée. Hum, délicieuse ! Je m’en régale jusqu’au bout de la rue où un grand bâtiment s’impose : l’école. Ce doux parfum de brioche a bien failli me faire oublier la rentrée qui approche. Dès demain…
Ça y est, c’est le grand jour, et je traîne des pieds jusqu’à la cuisine. Ma mère prépare mon petit déjeuner : – Ah, te voilà ! Ton père est déjà parti au chantier. Il va falloir que je retrouve vite du travail moi aussi, sinon je vais devoir cuisiner toute la journée pour m’occuper ! me dit-elle en riant. – Dommage, tu ne peux pas aller à l’école à ma place ! D’ailleurs, où est mon uniforme ? – Tu n’en as pas besoin, les élèves n’en portent pas ici. Tu peux t’habiller comme tu en as envie, mais chaudement, doudou ! Surprise, je repars dans ma chambre. Je ne sais pas quoi mettre, j’hésite, je change et je suis presque en retard au moment de partir.