>   Va te changer
Va te changer

Va te changer

13-15 ans - 30 pages, 7860 mots | 58 minutes de lecture | © Éditions du Pourquoi pas, 2019, pour la 1ère édition - tous droits réservés


Va te changer

13-15 ans - 58 minutes

Va te changer

Vous me regardez

comme si vous ne me reconnaissiez pas.

Pourtant, je sais que vous êtes avec moi

et qu’on a ouvert les yeux.

Mais comment on va se parler maintenant ?

On sera quoi demain ?

Demain et tous les autres jours.

"Va te changer" vous est proposé à la lecture version illustrée, ou à écouter en version audio racontée par des conteurs et conteuses. En bonus, grâce à notre module de lecture, nous vous proposons pour cette histoire comme pour l’ensemble des contes et histoires une aide à la lecture ainsi que des outils pour une version adaptée aux enfants dyslexiques.
Du même éditeur :
Autres livres écrits par Thomas Scotto : Voir plus
Autres livres écrits par Cathy Ytak : Voir plus

Extrait du livre Va te changer

Va te changer ! écrit par Thomas Scotto, Gilles Abier et Cathy Ytak. Aux éditons du Pourquoi Pas


Prologue Vous me regardez comme si vous ne me reconnaissiez pas. Pourtant, je sais que vous êtes avec moi et qu’on a ouvert les yeux. Mais comment on va se parler maintenant ? On sera quoi demain ? Demain matin et tous les autres jours.
Tableau 1 : Maïa, 22 ans, se détaille une dernière fois dans le miroir de son armoire. Puis elle sort de sa chambre et frappe à la porte de celle de son petit frère. Même s’il a 16 ans et qu’il la dépasse d’une tête depuis un bon moment, il restera toujours son petit frère. — Robin, dépêche-toi ! Ils ne vont pas tarder et je voudrais qu’on soit tous en bas quand ils arrivent. — C’est bon, j’en ai pour une minute, là. J’ai juste un problème de braguette. Maïa, qui a commencé sa descente de l’escalier, fronce les sourcils, mais ne ralentit pas sa course. Il ne reste plus beaucoup de temps et elle tient à vérifier que sa mère a bien mis le couvert : — Tu as aussi pensé à sortir le fromage, hein ? — Tu crois que c’est la première fois que je reçois du monde, Maïa ?!
— Oui, enfin, ce soir, maman, tout doit être parfait! Madame Darcemont dévisage sa fille aînée. Elle comprend l’importance de ce dîner. La rencontre officielle entre les parents de la jeune fille et ceux du prétendant est toujours un moment crucial, surtout quand le prétendant en question a tardé à s’annoncer, mais là, ce désir de perfection, ça tourne à l’obsession, limite maladive. — Maman, je te laisse. Je dois aller briefer papa. Pour la troisième fois, au moins, de ce dimanche d’avril. D’ailleurs, ce dernier arrête sa fille d’un geste dès qu’elle déboule dans la cuisine : — Je sais, ma chérie ! Je ne sors aucun album photo. Et je ne raconte aucun souvenir. La sonnerie de l’entrée retentit. Maïa pousse un cri. Son père aussi. — Faut que tu te calmes là, ma chérie. Tu m’as fait peur. — Merde, où est Robin ? Mais Maïa n’a pas le temps de s’inquiéter de l’absence de son frère. Accompagnée de ses parents, elle se plante devant la porte d’entrée, le souffle court, le cœur en piste. Les présentations sont brèves, mais chaleureuses. Et tout le monde s’installe au salon autour de la table basse largement alcoolisée. — Ton frère n’est pas là ? demande son copain. Il suffit de ces quelques mots anodins pour que Maïa ait un mauvais pressentiment. Elle s’apprête à répondre que Robin ne devrait pas tarder quand un bruit de pas dans l’escalier attire son attention. Maïa aperçoit d’abord les Converse de son frère. Et ça la fait sourire, au moins il ne descend pas en chaussons. Puis elle remarque ses mollets ! Ses genoux ! Le bas de ses cuisses. Une fraction de seconde, Maïa s’imagine que son frère les rejoint nu. Aussi, quand elle comprend que Robin porte une jupe, elle en est presque soulagée. Presque. Mais déjà elle se lève et se précipite sur son frère, en claquant la porte vitrée derrière elle. — Qu’est‑ce que tu fous avec cette jupe ? Elle ne lui laisse pas le temps de répondre. — C’est ça les achats dont tu m’as parlé ce matin quand t’es rentré de l’aéroport ? Mais bordel, Robin, quand on revient de Londres, on ramène du thé !
Robin comprend que l’excitation qu’il avait à présenter son nouveau look, lui a fait oublier l’importance de ce dîner. — Jamais j’aurais imaginé que j’aurais dû me méfier de toi. Des blagues lourdingues de papa, évidemment. Mais toi ? Qui sais combien j’ai galéré pour trouver un mec. Au salon, la musique succède au silence. Leur père a pris le premier CD de la pile. On dirait du Garou. — Va te changer, s’il te plaît ! — À mon avis, ils m’ont tous vu. Maïa sent soudain une nuée de paires d’yeux lui picorer le dos. Elle inspire profondément et, le visage saisi de dépit, elle s’écarte et ouvre la porte du salon. — Rassure-moi, Robin, tu te pointes pas, comme ça, demain, au lycée ? — En quoi ça te concerne ? — En tant que surveillante, ça m’arrangerait que mon frère évite de se faire remarquer.
Tableau 2 : Lundi 8 heures. « Tu vas avoir une surprise… ». Un sourire arrondit les lèvres de Jade tandis qu’elle range son téléphone. Elle n’a pas revu Robin depuis son retour de Londres. Alors le mot « surprise »… Un truc ramené de là‑bas, sûrement. Mais quoi ? Robin est le roi des cadeaux décalés. Elle se souvient encore de l’épisode de la boule à neige qu’il lui a offerte, devant Sélim, à son retour de Barcelone. — Tu trouves vraiment ça beau, une boule à neige? lui avait demandé Sélim. Elle lui avait répondu, une main sur le cœur : « J’adore mucho… » Et si, cette fois, c’était un cadeau sérieux ? Non, ça ne collait pas. Ces cadeaux‑là (il y en avait aussi), Robin les lui offrait en douce, à l’abri des regards.
Jade glisse ses doigts dans ses cheveux blonds qui lui tombent sur le visage. Elle aurait peut‑être dû les attacher. Elle a tellement hâte de retrouver Robin qu’elle descend du tram trop vite, trébuche et se tord la cheville. Merde ! Elle fait deux pas, se rassure. Rien de grave. Jade se rejoue la scène de leurs retrouvailles matinales. Comme tous les autres jours, il sera déjà là, à l’attendre devant les grilles. Elle aime le moment où il lève la tête vers elle. Elle marche vers lui. Ils se serrent fort, s’embrassent, font durer le plaisir, le temps pour les autres élèves d’arriver à leur tour. Elle sait qu’à cet instant‑là, tout le monde les observera. Point de mire. Ce plaisir‑là, du regard des autres sur eux. Robin, Jade… Joli couple bien assorti, non ? Jade fronce les sourcils, le soleil dans les yeux. Elle a repéré la silhouette à l’entrée du lycée. Robin ! Des frissons sur la peau. Il est là. Elle reconnaîtrait entre mille sa stature longiligne, ses muscles fins. Lorsqu’un détail l’arrête net. Pas Robin non, n’importe quoi ! Juste une fille. Un battement de cœur pourtant, une accélération brutale. Fou tout ce qu’un cerveau est capable d’inventer en moins d’une seconde pour tenter de rectifier ce que les yeux ont vu, ou cru voir. Mais Jade a bien vu. Robin en jupe. La silhouette, aucun doute possible, est celle de Robin. La jupe aussi. La respiration de Jade se bloque. La surprise… Merde… C’était pas pour moi, la surprise. La surprise, c’était lui. Robin en jupe devant les grilles du lycée. Voilà, c’est ça. Fou ce qu’un cerveau peut envoyer de vapeur dans le corps, un coup de chaud, les joues en feu puis la peau qui se glace. Mais ne pas ralentir son allure, surtout. Il y a des regards partout qui traînent. Thermostat des émotions déréglé aussi. Une envie de rire qui monte du ventre, aussitôt amortie par des idées qui déboulent en vrac. Pourquoi une jupe ? Ça veut dire quoi ? Mais non, c’est super marrant, comme idée. Et puis ça lui va bien
Ça va faire parler. Ne pas ralentir, ne pas accélérer non plus. Et puis c’est quoi, cette légère appréhension ? Jade, t’emballe pas. Robin t’avait promis une surprise, tu l’as. Alors respire, tout va bien. Et là, c’est le rire qui gagne. Le sourire de Jade s’agrandit à mesure qu’elle s’approche de Robin. Encore cinquante mètres. Ça y est, il l’a vue. Il s’avance vers elle. C’est dingue, un mec en jupe, on dirait que ça ne marche plus pareil, remarque, c’est sûrement vrai, il n’a pas l’habitude. Ils se regardent droit dans les yeux quelques secondes. Le temps s’arrête, le monde s’efface, ils se retrouvent. Robin la serre contre lui. Plus tendrement que d’habitude ? Pareil ? Non, un peu plus fort, ou alors c’est juste une impression. Mais que ce soit en jupe ou en pantalon, Robin l’embrasse et c’est bon. Jade se blottit dans ses bras. Lorsqu’elle s’en détache, ils ne sont plus seuls depuis un moment. Sélim s’est approché d’eux. Il a pris le temps de détailler Robin de la tête aux pieds et se marre : « Eh ben, mon pote… Ça m’aurait bien tenté, mais j’ai jamais osé… On va pas s’ennuyer, aujourd’hui, au bahut, regarde déjà tous ceux qui te prennent en photo ! T’as mis un truc en dessous, au moins ? ». Une fille passe à leur portée et lève un pouce sur sa main repliée : « Putain, Robin, la classe ! » Plus loin, quelques exclamations excitées et joyeuses. Robin tourne sur lui-même et sourit, sous les sifflements d’admiration. La sonnerie qui retentit met un terme à l’ébullition Robin Darcemont. Dernier baiser à la volée, Jade prend son sac et se dirige vers sa classe, Robin et Sélim vers la leur. — On se retrouve à la pause ? Elle vient juste de partir lorsqu’une voix s’élève du brouhaha : — Eh les gars, on a une meuf de plus au lycée ! Aussitôt quelques rires. Quelques rires qui durent…
Tableau 3 : — On s’installe ! Dans le silence s’il vous plaît. Enfin, le genre de silence dont vous êtes capables… Douze ans de métier. Tarik Kalman a choisi le parti pris du sourire. Que ce soit en salle des profs le matin, devant toutes ses classes, bien sûr, et même quand il reçoit les parents après 18h. Dans tout le reste de sa vie, d’ailleurs. Il veut que ce soit la plus solide équation de son cours de maths, la première chose dont se rappelleront les lycéens, plus tard. Pas forcément de son « sourire » mais d’un truc qui pose : son plaisir d’enseigner et qu’on ne puisse pas en douter. Là, pourtant, le brouhaha s’amplifie entre les tables de la salle 6 et ce n’est pas l’énervement de d’habitude. Non, quelque chose de plus… incandescent. Il relève les yeux et claque dans ses mains. — Dites… j’ai demandé le silence ! Lundi, 8h20 et vous êtes déjà sur micro‑ondes ? Magnifique ! Vivement la fin de la semaine ! — C’est parce qu’on a une meuf de plus dans la classe, Monsieur ! Kalman penche la tête. La phrase a peut-être été mangée par le raclement des chaises et les jetés de sacs très maîtrisés mais il sait ce qu’il a entendu. — Pardon Nolan ? Douze ans de métier… La joie d’accord mais la lucidité aussi. Toujours cette possibilité qu’ils se mettent à mordre, qu’ils renversent les heures ou qu’ils se mutinent : devant vous, un seul être se dresse et tout est dévasté. Un seconde comme un terminale. — Pardon Nolan ? « Une meuf de plus » ? Et tout à coup le silence. Le vrai. Le mur de brique. Ce qui fait dire à Kalman que c’est du sérieux, cette phrase. Aussitôt, il balaie le reste de la classe, les yeux en périscope. Il cherche la moindre réaction, peut-être pour trouver de lui-même cette nouvelle élève. Et seulement, il aperçoit Robin Darcemont.
Élève discret, pas effacé, discret. Connu de tous sans faire le « populaire ». Robin qui se lève, fait un pas de côté pour se retrouver dans la rangée principale, qui pose simplement ses mains le long de ses jambes, lisse sa jupe et se rassoit. Quelques secondes suspendues. Le temps pour M. Kalman de le détailler… de comprendre… de ne pas manquer aussi ce clin d’œil de Sélim envoyé à Robin. Donc, lundi matin, première heure de cours, il faut déjà faire le prof ? Tarik Kalman décide, en une fraction de seconde : il sort son téléphone portable et l’installe à sa place habituelle sur le bureau, juste devant sa trousse. Il veut connaître le temps qui lui reste. — Très bien ! Ce que je vois surtout, c’est que… moi j’ai changé de coiffure, j’ai perdu six kilos et personne n’a rien remarqué, merci ! Mécaniquement les rires reviennent. M. Kalman expire. Translations et vecteurs. Il sait que le cours va reprendre. Mais, il doit bien se l’avouer : la jupe de Robin Darcemont… c’est une première dans sa carrière Tableau 4: Madame Neel, professeure d’anglais, arrête son regard sur Nolan. Elle a repéré le sac glissé sur les genoux, et il n’est pas tout à fait dix heures vingt. Encore trois minutes de cours avant l’interclasse. Pour un peu, elle serait prête à lui demander : « Nolan, do you need to go to the loo right now ? » Mais elle s’abstient. Et non pas pour l’embarras qu’elle pourrait lui causer, mais parce qu’elle-même s’est présentée en retard tout à l’heure devant ces élèves de seconde assis à son arrivée. La dernière note de la sonnerie est encore en suspens que Nolan a déjà pris la porte. À croire qu’il a vraiment une envie pressante. Mais pas du tout. Une lueur moqueuse dans le regard, il court dans le couloir, il court en direction de la salle de techno, au moment où Jade en sort avec Éva.