Extrait du livre La lionne, le vieil homme et la petite fille
La lionne, le vieil homme et la petite fille écrit par Nathalie et Yves–Marie Clément et illustré par Madeleine Pereira Aux éditions du Pourquoi Pas ??
La lionne, le vieil homme et la petite fille
Labiwa Tableau 1 Ce matin–là, je m’étais levée bien avant le soleil pour courir la savane en quête de gibier. Je marchais dans les hautes herbes à peine courbées par un vent tiède et léger qui soulevait les odeurs de la nuit. Le sol était frais sous mes pattes musculeuses. J’avançais tête basse, humant la terre. Les étoiles de la nuit éclaboussaient encore le ciel jusqu’à l’infini. La terre et les airs se mariaient. Les roussettes aux yeux luisants formaient des grappes sur les branches des acacias. Elles se réveillaient elles aussi, s’envoleraient bientôt en quête de fruits. L’aigle les attendait. Il volait bien haut, embrassant les rares nuages. Il faisait tellement bon ce matin–là. Tranquille, insouciante, je me suis couchée sur le flanc pour m’étirer longuement.
Ma peau était parcourue de frissons, quelle douce sensation. La nature était belle, riche d’odeurs, de parfums. Les premiers rayons du soleil ont soudain transpercé le ciel feuilleté de nuages. Les hommes étaient là. Leur camionnette roulait maintenant vers le sud. Cela faisait trois jours qu’ils sillonnaient les terres. Jamais les hommes ne restaient aussi longtemps sur les pistes. Que cherchaient–ils ? Que voulaient–ils ? Je l’ignorais. La doyenne des lionnes m’avait pourtant prévenue : « Méfie–toi d’eux ! Ils sèment souvent le mal. Certains tuent les éléphants pour leurs défenses, d’autres les rhinocéros pour leur corne. » Moi, je me pensais à l’abri de l’homme. J’étais jeune et intrépide. L’inconscience et la fougue coulaient dans mes veines. Le rouge était ma couleur. La force des griffes et des crocs. J’étais la plus belle des lionnes et je ne craignais rien ni personne. Des perdrix se sont envolées en cacabant pour se disperser en l’air dans un froissement de plumes. Les insectes se sont tus. Quelque chose apeurait les autres animaux. Mais moi, je n’y prêtais guère attention, la savane était un royaume et j’en étais la reine. Maya Ce mardi–là, je me suis levée plus tôt que d’habitude pour réviser mes leçons. J’avais contrôle de mathématiques avec Mme Hassan. J’aimais beaucoup Mme Hassan. Elle était douce et elle expliquait plutôt bien. Mais les mathématiques, ce n’était pas trop ma matière préférée. Moi, ce que je préférais : dessiner des licornes et autres animaux fantastiques mais aussi lire de la poésie. Dommage, ce n’était pas ce qu’on faisait le plus à l’école du quartier Baabda ! J’aimais bien aussi apprendre d’autres langues, comme le français et l’anglais. Avant de partir au travail, papa m’a donné un petit coup de main tout en buvant sa tasse de café. J’étais en train de m’acharner sur un dernier exercice que j’avais déjà raté .9
trois fois, et là, je me disais que cela allait être la bonne : Papa restait planté derrière moi, les yeux rivés sur mon stylo. Mes doigts tremblaient un peu et mon cœur battait très fort. C’était comme si j’allais me jeter du haut du ciel pour faire un saut à l’élastique ! J’ai enfin écrit le résultat. Papa s’est redressé. — Bonne réponse, ma chérie ! Il a même applaudi. Je l’ai regardé avec un grand sourire. Ouf ! Papa a resserré le nœud de sa belle cravate bleue. Il s’est lissé la moustache et m’a embrassée sur le front. —À ce soir, Maya ! —À ce soir, papa ! Et il s’en est allé, laissant derrière lui un long ruban de parfum sucré. Avant de partir pour l’école, j’ai regardé la télé qui était restée allumée. On parlait de la guerre. Elle était loin, à plusieurs centaines de kilomètres de chez nous. — Prépare–toi ! m’a dit maman. J’ai refait les exercices dans ma tête en fermant les yeux. Cette fois, j’allais avoir une bonne note et papa serait fier de moi. Maman m’a donné un beignet parfumé à la fleur d’oranger. J’ai souri de bonheur et j’ai oublié la guerre… Hamid Nous étions en paix, une paix fragile. C’était le début de l’été et la ville n’était pas encore écrasée de chaleur. Un nuage de grands papillons aux ailes orangées avait envahi mon jardin, oasis de fraîcheur. Parfois, ils se posaient sur les murs et tournaient sur eux–mêmes comme de petites toupies. Quand les papillons arrivent et se rassemblent, je sais que les figues et les grenades seront bientôt mûres. Je sais qu’il faudra me battre contre les guêpes, les mouches, les fourmis et les frelons qui se saoulent en se gavant du sucre des fruits. J’ai cueilli une figue que j’ai écrasée entre mes dents. Le jus a inondé ma bouche. C’était bon comme le miel. Ma dernière petite–fille Rim adorait les figues elle aussi. Mais elle voulait les cueillir elle–même.
Elle choisissait bien sûr celles qui se trouvaient sur les plus hautes branches. Alors je plaçais l’escabeau sous l’arbre et elle montait tout en haut, les jambes tremblantes, pour détacher le fruit qu’elle convoitait. Certaines années, quand la récolte était importante, je faisais sécher des figues sur une planche de sycomore dans le fond du jardin. Il m’arrivait aussi de préparer de la confiture. Labiwa Tableau 2 Une piqûre à la cuisse ! Une piqûre vive comme celle d’un énorme insecte. Je me suis levée, j’ai fait quelques pas. Et je les ai vus. Ils étaient trois. Ils me regardaient. L’un d’eux tenait un fusil. Je me suis alors rappelé les mots de la doyenne des lionnes. Mais il était trop tard. Ma vue s’est troublée. J’ai poussé sur mes pattes postérieures pour prendre mon élan. Fuir, m’éloigner vers les arbres au loin : des acacias entourés de bosquets de chiendent et de touffes d’herbe à éléphant. J’allais m’y abriter, m’y cacher, le temps de reprendre mes esprits et mon souffle. Hélas, mes muscles ne m’obéissaient plus. Mes pattes s’ankylosaient. Je tremblais. Mon corps tout entier s’agitait de soubresauts.
Après un ultime effort, je me suis effondrée, la tête dans un nuage d’étoiles scintillantes. Je me suis réveillée dans la soute d’un avion, au–dessus de la terre, tout près du ciel, enfermée dans une cage aux solides barreaux. J’ai tenté de me lever, mais mon bassin tanguait. Et je suis retombée sur le sol dur de la cage. Plus tard, j’ai traversé le désert dans ma cage fixée sur le plateau d’un pick–up. Une plaine de sable et de cailloux. Longue, morne. Des odeurs que je ne connaissais pas. Un soleil puissant, flamboyant, qui écrasait le sol et les maigres arbrisseaux déchiquetés. Que m’arrivait–il ? Allais–je retrouver un jour ma savane ? Loin de chez moi, j’entrais dans la ville des hommes pour la première fois de ma vie. J’étais échangée contre une liasse de billets. Un homme m’a auscultée. — C’est une belle lionne, a–t–il dit. Elle est jeune et en pleine santé ! Elle sera la star du zoo ! Maya « Guerre, guerre, guerre »… Le mot était désormais dans toutes les bouches : « la guerre ». À la radio, à la télé, sur Internet, et maintenant dans la rue… La guerre. C'était sûr, elle serait bientôt là. J’allais enfin savoir à quoi elle ressemblait. J’allais la regarder en face, dans ses grands yeux sales. J’allais sentir sur moi sa grande gueule noire qui crache la mort et le sang. — Pourquoi la guerre, maman ? —Tu ne peux pas comprendre. Tu n’as que dix ans ! Bien sûr que je pouvais comprendre. Il suffisait de m’expliquer, c’est tout. Mais je crois bien que maman ne savait pas trop pourquoi les hommes se battaient.
J’avais déjà entendu parler de la guerre, des rebelles, des forces loyalistes, des fanatiques qui se détestaient, des clans, des tribus, des minorités opprimées, des dictateurs qui gouvernaient notre pays depuis toujours. La guerre, cela faisait longtemps qu’elle était dans d’autres contrées du pays. Et je sais que maman et papa avaient beaucoup prié pour qu’elle n’arrive jamais jusqu’ici. Mais chaque jour, elle se répandait comme une coulure d’encre noire à laquelle rien n’échappe. Elle se glissait sur les routes, effaçait les arbres, les campagnes, les vallées fertiles et fleuries, les écoles, les pages des livres. Elle montait à l’assaut des villes et des vieux ksars fortifiés des tribus d’antan. Papa et maman priaient ensemble. Mais franchement, ça sert à quoi de prier ? Ça sert à quoi de demander au dieu du ciel de ne pas t'envoyer des bombes sur ta tête, sur ta famille, tes amis, tes voisins ? Hamid Mon fils, ma belle–fille et mes trois petits–enfants, Marwan, Lamia et Rim, avaient quitté le pays pour se rendre en Europe. Ils avaient plié bagages un beau matin avec des voisins du quartier. Ils avaient préféré s’enfuir avant que les combats n’arrivent à nos portes. L’autobus bleu de la Compagnie Al–Barkhnoug est venu les chercher devant la maison. Ils sont montés dedans. Ils se sont retournés pour me saluer. «À bientôt, grand–père ». « On se reverra après la guerre, quand tout ça sera fini ». Je les ai regardés une dernière fois à travers les vitres sales, et le bus a démarré dans un nuage de fumée noire et de poussière. Partis vers un pays en paix parce qu’ici, la vie ne serait bientôt plus possible.
Moi, je n’ai pas voulu partager ce voyage. Je leur ai fait croire que je tenais absolument à rester. Ils m’ont cru. Ma terre, c’est ici. Ma terre, mes livres, et mon jardin. Ma vie. En réalité, j’étais trop vieux et bien malade. Mon cœur était fatigué. Et le docteur Charbel m’avait formellement déconseillé de prendre la route. J’ai décidé de rester là malgré la guerre. Bien sûr, je n’allais pas prendre les armes pour me battre. Me battre contre qui, d’ailleurs ? J’étais bien certain que ces soldats et ces mercenaires ne savaient même pas pour quelle cause ils s’étaient engagés. Ils se battaient, c’était tout. Le lendemain du départ de ma famille, le téléphone a sonné. Le bus avait passé la frontière. J’ai alors ressenti une grande solitude, comme une lourde lassitude. Je suis sorti de la maison vide. Je me suis assis sur le seuil. Des gens passaient, sans me regarder. Ils allaient au travail. Des enfants rentraient de l’école. C’était la vie qui continuait malgré l’orage qui s’annonçait. Labiwa Tableau 3 Trois mois avaient passé depuis ma capture. « Labiwa », la lionne. C’était désormais mon nom, au zoo de la grande ville. Cela faisait trois mois qu’on m’appelait « Labiwa ». C’était comme ça. Trois mois que je tournais en rond dans une cage minuscule, pour le plaisir des enfants et des grands. Trois mois que mon cœur s’était éteint, que ma joie avait disparu. Je n’étais plus la jeune lionne insouciante. Trois mois qu’on me jetait des bouts de viande par une trappe à travers les barreaux, qu’on aspergeait le sol en béton pour chasser les mouches, les cancrelats et les immondices. On me regardait, on me souriait, on m’admirait. On m’insultait. On me taquinait, on me parlait,