Extrait du livre Le printemps d'Aubaka
Le printemps d'Aubaka de Didier Jean, Zad, Pierre-Yves Cézard et Caroline Taconet aux éditions Utopique
Le printemps d'Aubaka
Tôt ce jour-là, les cloches d’Aubaka sonnèrent à la volée. On enterrait un roi juste et généreux, Aleksander X. Il disparaissait après cinquante ans d’un règne paisible. Sa mort bouleversait le peuple, car son héritier était un triste sire que personne n’avait jamais vu sourire.
Trois jours après le couronnement du nouveau souverain, les lourdes portes du château s’ouvrirent en grinçant, cédant le passage au Grand Ordonnateur. Celui-ci venait porter au petit peuple la parole du roi Aleksander, onzième de son nom. Le chant des trompettes s’éleva, puis l’envoyé royal annonça d’une voix solennelle : – Sa Majesté proclame que, pour préserver la sécurité et la grandeur de notre royaume, il est temps de nous doter d’une puissante armée. C’est pourquoi un nouvel impôt sera bientôt levé.
À ces mots, une clameur de protestation parcourut l’assemblée. – La sécheresse et les pauvres récoltes de l’an passé nous ont déjà tellement coûté ! Le roi veut nous affamer, se plaignaient les uns. – Nous vivons en paix depuis tant d’années. À quoi bon une plus grande armée ? s’interrogeaient les autres. Et tous s’accordaient à dire qu’Aleksander X, lui, n’aurait jamais pris une telle décision... L’émissaire du nouveau souverain recula sous les huées, et le projet d’impôt fut abandonné.
Pourtant, l’histoire ne faisait que commencer. À la fin de l’été, les lourdes portes du château s’ouvrirent lentement, cédant le passage au Grand Ordonnateur. Après un roulement de tambour, ce dernier annonça solennellement : – Des barbares rôdent autour d’Aubaka... L’un de nos soldats, parti en patrouille cette nuit, manque à l’appel. Profitant de la faiblesse de notre armée, des étrangers menacent d’attaquer tout le royaume. Sa Grandissime Majesté déclare qu’à partir de ce jour, et pour votre sécurité, chaque fenêtre devra être munie de barreaux solidement scellés. Ainsi en a décidé Aleksander XI, notre sire bien-aimé. Le soldat disparu était-il mort ? Personne ne le savait, mais la nouvelle inquiéta la population qui vivait paisiblement depuis si longtemps. C’est pourquoi beaucoup pensèrent que la décision du roi était sage. Alors, bien que personne n’ait vu le début du commencement de l’ombre d’une menace, on forgea, on perça, on scella, afin que chaque fenêtre soit munie de barreaux. Et tout le monde s’enferma à double tour. Dès le lendemain, un nouvel impôt fut levé par le roi pour doter le royaume d’une plus grande armée. Cette fois, aucun sujet ne le contesta.
Deux semaines s’écoulèrent avant que le chant des trompettes ne s’élève à nouveau. C’était le Grand Ordonnateur venu s’adresser au petit peuple. – Nos espions nous informent que l’ennemi se rapproche. Notre puissant monarque Aleksander, onzième de son nom, déclare que, pour votre sécurité, demain au lever du jour, les hommes devront se présenter à l’entrée de la ville pour y bâtir un mur d’enceinte. – Décidément, la menace est sérieuse, pensa le peuple, effrayé. Ce rempart protégera des barbares nos familles, nos bêtes et nos maisons. Désormais, la peur était palpable. Alors, bien que les habitants d’Aubaka n’aient vu que le début du commencement de l’ombre d’un danger, on porta, on assembla, on échafauda. Et bientôt se dressa autour de la ville une muraille infranchissable, derrière laquelle on se réfugia. L’automne passa ainsi, suivi d’un hiver gris et froid, où tout le royaume se referma sur lui-même.