Extrait du livre Mon cœur dans la tempête
Mon cœur dans la tempête d'Éric Sanvoisin et Caroline Taconet aux éditions Utopique
Mon cœur dans la tempête
1 Mon téléphone portable sonne. Il n’arrête pas de sonner. Je ne répondrai pas. Je ne répondrai plus. Je me retiens de l’envoyer contre un arbre, l’éteins et le fourre dans ma poche. Je suis seul au monde… Piégé par le faisceau des phares, je plonge à l’aveuglette pour rattraper la nuit. Il y a des orties dans le fossé. Je me relève en serrant les dents et reprends ma course. Droit devant. La voiture pile. Bruits de portières qui claquent. Mon prénom résonne dans l’air glacé. Je me bouche les oreilles.
Masquée par les nuages, la lune éclaire à peine mes pas, mais j’ai l’impression d’être aussi visible qu’un ver luisant. Au bout du pré, il y a un bois. Je m’y enfonce. Les branches me fouettent le visage, me griffent les bras. Même pas mal. Je ne reviendrai pas ! Mes parents ne sont pas mes parents. J’ai pris ça en pleine figure, ce soir. C’est sorti de la bouche d’oncle Franck, le frère de mon père. Il l’a tout de suite regretté, mais il avait un peu trop bu… Je suis né au Kazakhstan. Quelque part, au fond de moi, je le savais. Mais j’avais toujours refusé de l’entendre... Le petit matin blême me surprend à genoux, le nez dans la gadoue. Il a plu, cette nuit. Je suis imbibé jusqu’à l’os. J’ai froid. J’ai faim. Titubant. Je repars. Au bout du désespoir. C’est là que je vais. Adopté. C’est tout moi, ça ! Je ne sais rien faire comme tout le monde. En fait, jusqu’à maintenant, j’ai toujours voulu ignorer la petite voix qui, dans ma tête, me l’avait murmuré. Je suis né au KAZAKHSTAN ! Le mot sonne étrangement dans ma bouche quand je le prononce tout haut. Je viens de loin. De tellement loin. Je comprends mieux désormais ces images d’aéroport imprimées dans ma mémoire, alors que bizarrement je pensais n’avoir jamais pris l’avion… La faim commence à m’envahir. Elle ne me laisse pas une minute de répit. Je me suis enfui sur un coup de tête, sans rien emporter. Rien. Que vais-je devenir ?
2 C'est un tout petit supermarché. Deux caisses. Quelques allées étroites. Il n’y a aucune cachette. Je glisse un saucisson sous mon sweat. J’ai les oreilles qui chauffent. Je me faufile vers la sortie sans achat. Les battements de mon petit cœur sont assourdissants. – Jeune homme, s’il vous plaît ! Je ne bouge pas d’un pouce. Tétanisé. Le saucisson commence à glisser de sous mon bras. – Approchez, jeune homme. Venez m’aider. Je rebrousse chemin. Une vieille femme me fait face et s’impatiente.
– Je suis trop chargée. J’ai besoin de vos bras. Elle me subtilise le saucisson et le dépose sur le tapis. – Ah, j’oubliais encore cela, mademoiselle. La caissière scanne l’article, qui atterrit dans un gros sac plein à craquer. La vieille dame paie et m’invite à porter son cabas. Il est vraiment très lourd. – Je n’ai plus de force. Vous êtes un ange. Les portes coulissantes du supermarché se referment derrière moi. Nous marchons jusqu’à une petite voiture sans permis dont la vieille dame ouvre la portière. – Merci. Vous m’avez été d’un grand secours. Elle m’invite à glisser le sac sur le siège du passager, saisit le saucisson au passage et me le tend. – Ce n’est pas ce que vous croyez, madame. Je peux tout vous expliquer. – Je sais. Vous avez faim. C’est tout. Son expression est douce. – Comment vous remercier ? – En faisant attention à vous. Je souris malgré moi. Reconnaissant. Je n’ai jamais mangé de meilleur saucisson. Je mâche lentement pour que le goût dure. Mentalement, je remercie la vieille dame et me mets à pleurer. Impossible de m’arrêter. Ce n’est pourtant pas le moment de craquer. J’ai les pieds en compote. Mes chaussettes me rentrent dans la peau. Je n’ai pas envie de rentrer et décide de faire du stop.
3 La nuit va bientôt tomber. Je frissonne. Au fond de moi, la colère est encore là. Pourquoi m’ont-ils abandonné, ces parents que je n’ai pas connus ? Qu’est-ce qui ne va pas chez moi ? Chaque véhicule qui passe me gifle. Je ferme les yeux et vacille. Un camion s’arrête un peu plus loin. Pendant un instant, je le regarde sans bouger. Puis je me mets à courir. – Attendez-moi ! C’est un semi-remorque d’une longueur
infinie. J’ouvre la portière brutalement et me hisse sur le marchepied. Le sourire moqueur du chauffeur bloque les mots que je m’apprêtais à débiter. – Où tu vas comme ça ? – Euh… n’importe où ! – T’es mineur. Il est tard. Je ne devrais pas te prendre. Je risque d’avoir des ennuis… Mes lèvres se mettent à trembler. – Allez, monte ! T’es en train de faire une bêtise, c’est sûr. Je grimpe dans la cabine et m’étonne de la trouver si vaste. Je m’y sens en sécurité. Bercé par le ronronnement du moteur, je ne tarde pas à m’endormir. Une tape amicale sur l’épaule me tire du sommeil. – Quoi ? Nous sommes arrivés ? Le chauffeur éclate de rire. – JE suis arrivé. Toi, je ne sais pas. En tous les cas, nos chemins se séparent ici. J’ai une livraison à faire, je ne peux pas te garder avec moi. Je m’étire à regret. L’aube pointe son nez. Nous avons roulé toute la nuit. Je ne sais même pas où nous sommes. – Prends garde à toi. N’accorde pas ta confiance à n’importe qui. – Comme à vous, par exemple ? – Ouais, comme à moi. Je pousse la portière et descends. – Et vous, méfiez-vous des auto-stoppeurs ! Il se marre. Puis démarre.