Extrait du livre Sweet homme
Sweet Homme de Didier Jean, Zad et Caroline Taconet aux éditions Utopique
Sweet Homme
Chapitre 1 Ce soir, je me décide. La nuit est propice aux confidences. Ou peut-être est-ce la pleine lune qui me pousse à rester éveillée pour écrire cette histoire que j’ai vécue. Ce soir, je me sens prête à la coucher sur le papier pour m’en détacher et, au fil des pages, tourner la page. Assise en tailleur sur mon lit, stylo à la main, j’ai posé devant moi un paquet de feuilles. Blanches d’un côté, imprimées de l’autre. Vieille habitude familiale, on utilise le papier recto verso, jusqu’à sa dernière fibre, lorsqu’il finit dans la poubelle de recyclage. Et voilà, ça commence ! Pourtant, je m’étais promis de ne pas sortir du chemin, de rester concentrée sur mon récit. C’est déjà assez dur de prendre du recul sur soi-même, sans tomber dans le trou de son nombril, et il faut encore que j’essaie de sauver les derniers arbres de la forêt amazonienne.
Bon ! Je vous promets qu’il n’y aura aucune pétition à signer, ni pour les énergies renouvelables ni contre les OGM. Bien sûr, je déraperai, je me connais. Mes parents sont de farouches défenseurs de l’environnement, et comme je suis également passionnée par le sujet, il reviendra sur le tapis. Mais rassurez-vous, je peux penser à autre chose ! Aux garçons par exemple, et à un garçon en particulier. J’ai connu Axel il y a un an. Comme moi, il était inscrit à l’atelier vidéo du lycée, animé par une prof d’anglais trop sympa, Mme Lombard. La première fois que je l’ai vu – pas la prof d’anglais, mais Axel – je l’ai trouvé beau. La deuxième fois, j’ai pensé que je serais bien dans ses bras. La troisième fois, je lui ai proposé un cinéma. Lui et moi, on devait se retrouver à 20 heures, mais à 19 h 30, Leslie m’a appelée. Je me suis repliée dans ma chambre. À l’époque, elle était encore ma meilleure amie et avait le chic pour transformer mon lit en divan de psy... Volubile, j’ai commencé à raconter ma journée, en évitant soigneusement le seul sujet qui occupait mon esprit : mon rendez-vous. Mais Leslie m’a coupée net : – Toi, Prune, tu parles trop, t’as sûrement quelque chose à cacher !!! Percée à jour, je me suis mise à table : – Tu te souviens d’Axel, dont je t’ai déjà... – Le brun aux yeux bleus de l’atelier vidéo ? – Oui... Je vais au cinéma avec lui ce soir et je n’ai rien à me mettre ! – Attends, Prune ! Dis plutôt que t’as peur ! – Évidemment que j’ai la trouille !... Ce n’est pas souvent que je fais le premier pas. D’habitude, je mets un siècle avant de me décider. Avec lui, c’est différent. Il est délicat, attentionné, il ne la ramène pas trop. Il a la classe, quoi... – Coupez ! Fin de la scène romantique, a ricané Leslie. Scène suivante : Le rendez-vous... Dépêche-toi, Prune, l’habilleuse t’attend ! Si tu veux mon avis, ta petite robe noire devrait faire l’affaire. Comme vous vous en doutez, je suis arrivée en retard. Axel m’attendait à l’entrée du Palace. L’air dégagé, avec son long manteau en velours bleu pétrole, il s’est tourné vers moi.
La nuit lui allait bien. Elle donnait à sa silhouette longue et fragile un mystère qui m’attirait. Il m’a complimentée sur ma robe et m’a entraînée dans l’escalier, car le film allait bientôt commencer. La salle obscure l’était vraiment, et trouver deux places côte à côte relevait de l’exploit. Au moment de m’asseoir, je suis tombée sur ses genoux. Je vous jure que je ne l’ai pas fait exprès ! Par contre, j’ai profité de la volumineuse chevelure de la spectatrice assise devant moi pour peu à peu, au cours de la séance, me rapprocher d’Axel. Le film ? Je ne m’en souviens plus très bien. Il ne m’est resté que la douceur de son épaule où ma tête était posée. Quand je lui ai pris la main, Axel ne l’a pas retirée. Pourtant, j’ai perçu une certaine réserve. Il ne me repoussait pas, bien sûr, mais ne m’encourageait pas non plus. Je ne savais pas si je devais l’interpréter comme une marque de respect ou le signe d’une grande pudeur. Après le film, en flânant dans les rues, notre discussion a dévié du cinéma vers la danse, classique ou africaine, qu’il pratiquait et dont il parlait avec passion. J’aurais bien aimé qu’il m’en témoigne tout autant ! Il m’a prise dans ses bras, c’est vrai. Il m’a même embrassée, mais j’ai senti confusément que tout cela manquait de conviction. Peut-être que je n’étais pas assez jolie pour lui... Après tout, la moitié des filles de ma classe lui courait après, et c’était déjà un miracle qu’il ait répondu au chant de la sirène. Bien sûr, la sirène, c’est moi !
Chapitre 2 Le surlendemain, j’avais rendez-vous avec les copains de l’atelier. À mon arrivée, Axel était en grande conversation avec un type que je n’avais jamais vu. Il était question des avantages de tel ou tel logiciel de montage. Axel m’a embrassée du bout des lèvres, mais la discussion semblait l’intéresser plus que mon apparition, pourtant sublime. Alors, devant si peu d’attention, j’ai tourné les talons, direction Eliott et Noé. Ces deux-là formaient un duo de geeks rarement égalé. Noé portait toujours des dreadlocks et un béret rasta vissé sur la tête. Eliott, lui, dissimulé derrière ses lunettes à quadruples foyers, trifouillait consciencieusement son nez pour mieux se concentrer, malgré la présence de Mme Lombard. Elle aussi avait abandonné l’idée de lui faire perdre cette mauvaise habitude. Tous trois étaient juste en train de boucler le générique de notre dernier film, qui mettait à l’honneur le groupe de skateurs du lycée. Au fil des semaines et des vidéos, notre page YouTube s’étoffait. Pour trouver un nom à cette fameuse page, nous avions mis nos cerveaux en commun dans une grande marmite, et après des heures de remue-méninges, suivies de propositions plus banales les unes que les autres, Axel nous avait sauvés de la médiocrité en lâchant avec nonchalance : – Et si on l’appelait Sweet Home ?... Soulagés, on avait tous crié au génie et depuis, pour le taquiner, entre nous, on le surnommait Sweet Homme. Pour donner du piment à notre page, et surtout pour la faire connaître, Eliott avait eu la très bonne idée d’organiser un événement retransmis en direct sur la Toile. Un concert auquel on inviterait la planète entière. Rien que ça ! Nous avions déjà choisi le groupe : les Black Pampers qui s’exhibaient sur scène avec d’énormes couches pour bébé. L’an passé, un de leurs titres cartonnait déjà sur YouTube. Notre choix n’était pas dû au hasard, car le batteur, leader des Black P., était un ancien du bahut.
M. Daleyrac, le CPE, nous avait filé en douce le numéro de téléphone de ses parents. Restait à obtenir le contact du fils prodige devenu inaccessible depuis son succès grandissant. À la première tentative, Noé s’était fait proprement rejeter sur la plage par une mère démontée ; il avait alors imaginé un canular téléphonique, se faisant passer pour un richissime producteur américain. Coaché par Mme Lombard, du chewing-gum plein la bouche, Noé avait sorti le grand jeu en adoptant un accent anglo-saxon plus vrai que nature. Si bien que la mère s’était laissé piéger, donnant sans hésiter le numéro de portable de son batteur de fils. Contrairement à sa mère, le fils s’était montré enthousiaste, et, peu après, le groupe avait accepté. À nous la sono mondiale ! Il nous restait maintenant à écrire toute l’histoire jusqu’au point final, ce qui n’était pas le plus simple. Soudain, un grand éclat de rire m’a fait tourner la tête. Axel et son interlocuteur avaient dû changer de sujet, car le montage vidéo ne peut pas être drôle à ce point-là... Tandis que Mme Lombard s’éloignait pour répondre à un appel, j’ai demandé, l’air de rien : – Au fait, qui est ce garçon ? – Il paraît qu’on a besoin d’un monteur, a répondu laconiquement Noé sans lâcher son écran. – Et tu l’as sous les yeux, a ajouté Eliott sans lâcher son nez. Il s’appelle Melvil. C’est un terminale. Il est nouveau, je crois... – Avec Axel, ça fait à peine deux heures qu’ils se connaissent et ils sont déjà inséparables, a conclu Noé, un peu envieux. J’ai laissé mes deux bidouilleurs collés à leur 21 pouces, pour mieux observer ce fameux Melvil. Plutôt beau gosse, mais pas mon type. Il était grand, mince, blond, et portait une fine barbichette au bout du menton... Rien d’exceptionnel, quoi ! Moi aussi je suis grande, mince et blonde. Enfin, assez mince, si j’oublie les brownies au fond du placard. Quand je me suis approchée, les deux garçons discutaient de la venue des Black Pampers. Axel s’est tourné vers moi, tout excité et m’a expliqué que Melvil était « le roi du montage ». Puis il s’est souvenu qu’il ne m’avait pas présentée. Il a expliqué mon job dans le groupe, oubliant d’ajouter
que j’étais sa petite amie. J’allais accessoirement le préciser, lorsque Daleyrac, le CPE, est entré. – Ah, Melvil ! Vous tombez bien ! Il me manque l’autorisation de vos parents pour la sortie théâtre de vendredi prochain... Eh bien, je vois que vous avez déjà fait connaissance avec la fine équipe de l’atelier vidéo. – Oui, je suis content de rencontrer des élèves aussi passionnés que moi par l’image ! Et désolé pour l’autorisation, je vous l’apporte demain. – Vous aussi, monsieur, vous tombez bien ! s’est écrié Axel. Pour le concert, nous avons une date à vous proposer : le 21 juin, à l’occasion de la fête de la musique. – Excellente idée ! En pleine période d’examens..., a soupiré Daleyrac. Je vous rappelle que certains d’entre vous passent le bac à la fin de l’année. Mais bon ! Le jour s’y prête bien. Il faudra tout de même que je vérifie les plannings, notamment avec le responsable de la salle de spectacle. L’avantage, c’est que ça nous laisserait le temps de bien débroussailler le terrain. – Et aussi d’acheter un ordinateur à la hauteur ! a lancé Noé du fond de la salle. Parce que faire du temps réel avec ce vieux coucou… – Bon, bon, nous tenterons un miracle du côté des budgets. Vous connaissez Mme Béran... – c’est l’intendante, a-t-il ajouté à l’intention de Melvil – elle tient les cordons de la bourse comme ceux de son propre ménage. Il était marrant, ce Daleyrac. Bien cool, à condition de ne pas lui marcher sur les pieds. Et même là, il avait une bonne résistance à la douleur. Ce que j’appréciais, c’est qu’il nous respectait. Avec lui, on pouvait discuter, et, en général, il donnait son maximum pour qu’on aille jusqu’au bout de nos rêves.
Chapitre 3 - Quoi ?! Il t’a pas encore proposé de coucher avec lui ? T’es sûre qu’il est amoureux de toi, au moins ? Ça faisait une heure que Leslie me prenait la tête avec ses questions, dignes de l’Inquisition. Et le supplice n’était pas terminé. – ... Mais toi, qu’est-ce que t’attends pour faire le premier pas ? – Écoute, Leslie ! Le premier pas, je le fais tous les jours. Je ne rate pas une occasion de l’inviter chez moi, de me serrer contre lui dans le divan, de laisser couler mes cheveux sur son épaule... Qu’est-ce que tu veux que je fasse de plus ? – Ma pauv Prune ! Suffit pas de lui jeter des regards brûlants et de porter des robes moulantes… – Mais tu ne comprends rien ! Axel n’est pas un type comme les autres. Je perds tous mes moyens en face de lui. On est comme deux aimants, au lieu de s’attirer, on se repousse. Il est délicat, tu comprends ? DÉ-LI-CAT ! – Oui, justement, il est TROP délicat, a conclu Leslie. Je comprends pas pourquoi tu refuses les avances de Steeve. Lui, il est fou amoureux de toi. Il arrête pas de te brancher. – Quoi ?! Tu parles de Steeve, le terminale qui ressemble à un joueur de rugby ? – Bah oui, qui d’autre ?! Faut que tu sois aveugle pour ne pas t’en être rendu compte. Moi, à ta place, je ferais pas la fine bouche. Mais toi, tu ne penses qu’à ton loser d’Axel... Non mais je rêve..., a-t-elle lâché, dépitée, avant de raccrocher. Totalement déstabilisée par cette discussion, j’ai tenté d’évacuer la tension, la tête sous un torrent d’H2O. Les idées se bousculaient. Rush hour dans mon cerveau. J’aurais dû être flattée par la révélation concernant Steeve – il avait du succès avec les filles – mais rien à faire, ce n’était vraiment pas mon type. D’un autre côté, les paroles de Leslie avaient laissé des traces indélébiles. Ma copine m’avait vexée plus que je ne voulais l’avouer. Peut-être avait-elle raison, après tout ? Cela faisait maintenant un mois que je sortais
avec Axel et je me demandais encore s’il était mon petit ami ou juste un copain. C’était toujours moi qui l’appelais, toujours moi qui lui courais après, je me sentais comme une mendiante qui tendait la main pour un peu d’amour. – Dis donc, Prune ! s’est écrié mon père derrière la porte de la salle de bains. Montre en main, ça fait une heure que tu es sous la douche. À raison de dix litres d’eau à la minute, tu as dépensé très exactement six cents litres d’un liquide précieux. Dois-je te rappeler, ma chérie, que tu vis sous le même toit que deux irrécupérables défenseurs de l’environnement qui, au demeurant, ont une réunion dans cinq minutes et qui aimeraient bien se rafraîchir, eux aussi ? ALORS, TU TE DÉPÊCHES DE SORTIR ?! Cette réunion, justement, je m’en souviens très bien. Mes parents et tous leurs amis avaient enfourché un nouveau cheval de bataille : la lutte contre les compteurs Linky. Voilà qu’on voulait nous imposer de nouveaux compteurs qui captaient toutes les données de leurs clients, pour les vendre au plus offrant. Et ce n’était pas tout. Ces « compteurs-espions » inondaient le domicile d’ondes électromagnétiques dont on se serait bien passé... Je me joignais rarement à ces discussions entre adultes, mais cette fois des effluves particulièrement exotiques venant de la cuisine m’avaient tirée de ma chambre. Ce soir-là, mon père avait préparé une spécialité thaïlandaise dont l’odeur était, à présent, parvenue jusqu’au salon. Les militants, comme les autres humains, ont un estomac. La planète supportait l’homme depuis trois millions d’années, elle pourrait bien tenir encore un peu, le temps qu’on ait mangé notre poulet à l’ananas. Ma mère, qui dirigeait les débats, a levé la séance et tout le monde s’est saisi d’une assiette. Mon père nous a servi prestement un mélange de cubes d’ananas, de morceaux de viande et de crevettes, accompagné de cacahuètes, de feuilles de coriandre, de gingembre et de piment. Après deux, trois bouchées de ce mets si odorant, j’étais devenue thaïlandaise. Les saveurs, les parfums affolaient mes papilles gustatives. J’étais en partance pour l’autre côté des mers, vers un pays si différent, d’où je voyais la vie autrement. Les yeux mi-clos, je restais sans voix devant la diversité du genre humain.