Extrait du livre Marion et le gggrrrand Charles
Marion, et le gggrrrand Charles de Fanny Joly et Catel aux éditions Fanny Joly Numérik
1. Tap clac top Madeumoiselle, vous buvez quoi ? Et un et deux et trois et quatre... Un jus deu pamplemoussʹ rosé ? Et step et shuffle et pointer... Un grand cappuccino glacé ? Et bras en V tourner tourner... Une infusion de carcadé Et step et stomp glisser frapper... Le miroir adhésif que jʹai acheté avec mes pe-
petits sous de Noël et collé sur le mur de ma chambre, ne mʹa jamais vue danser comme ce matin. Quant au haut-parleur de mon téléphone, il nʹa jamais chanté aussi fort. Jʹai renoncé aux écouteurs, ils tombent tout le temps, ça mʹénerve et puis jʹaime que la musique, même crachouillante, envahisse lʹair ambiant et pas seulement mes tympans. TRÈS TRÈS crachouillante, la musique. Logique : je lʹai enregistrée pendant mon dernier cours de danse. Je suis à fond. Jʹadooore le nouveau projet quʹAlfredo nous fait travailler. Alfredo est mon prof de danse à lʹAcadémie Toulézar, où jʹai découvert, il y a deux mois, par hasard et grâce à Camille, quʹapprendre le dessin nʹest pas mon truc, mais apprendre la danse OUI OUI OUI ! Ce samedi-là, jour de mon premier cours, la samba était au programme. Mais Alfredo ne se limite pas au registre brésilien. Début février, il nous a fait tâter de la valse (un poil guimauve, à mon goût !). Après quoi, il nous a embarqués pour les États-Unis avec le tap dancing, autrement dit les claquettes. Il a commencé par nous montrer des morceaux choisis de films rétros (Hollywood, comédies musicales, danseurs de légende, Fred Astaire, Ginger Rogers, Gene Kelly), puis plus récents (claquetteurs-rockers, claquetteurs-rappeurs, champions de tous âges et de tous pays, unis par une agilité dʹenfer, un rythme de folie). Jʹen suis restée baba. Avec une envie chevillée aux mollets : les imiter, virevolter, swinguer, taper des pieds, tourbillonner, mʹenvoler... Et pas que moi. Tous les élèves du cours étaient au taquet, prêts à bondir. Alfredo a ouvert une malle aux trésors, pleine de chaussures à lacets avec des semelles ferrées, dans toutes les tailles. Chacun-chacune a trouvé chaussure à son pied. Même moi (pointure 35, ça ne court pas les rues, passé lʹécole primaire, pourtant). Les miennes sont bicolores, noir et blanc. Un coup de bol. Il nʹy avait que deux paires bicolores dans la malle. Si jʹavais pu choisir, cʹest celles que jʹaurais prises. Je suis folle de ces shoes. Alfredo mʹa permis de les rapporter chez moi. Il mʹaime bien, on dirait. Pour une fois quʹun prof mʹapprécie, ça me donne des ailes. Serais-je douée ? Allez, peut-être un peu plus quʹen maths, mais rien dʹéblouissant. Certains élèves du cours de danse sont bien meilleurs que moi. Mais je mʹaccroche. Peut-être un peu plus que la moyenne? Peut-être quʹAlfredo sʹen aperçoit ? Exemple de ma motivation : on est samedi, il est
midi passé et, depuis 10 heures du matin, je travaille lʹenchaînement quʹon va reprendre en cours cet après-midi, musique extraite de Sur un plateau, spectacle musical dont je nʹavais jamais entendu parler. Il faut dire que jusquʹà il y a quinze jours, je ne connaissais pas grand-chose au music-hall. Madeumoiselle, vous buvez quoi ? Et un et deux et trois et quatre... Un jus deu pamplemoussʹ rosé ? Et step et shuffle et pointer... — Hééé, quʹest-ce qui se passe ici ? La porte de ma chambre sʹouvre dʹun coup, genre porte de saloon sous la botte dʹun cow-boy vénère. En lʹoccurrence, le cow-boy sʹappelle Charles. Damned ! Un grand cappuccino glacé ? chante mon téléphone, tout seul. Je cesse de danser. Jʹéteins le haut-parleur. — Tu tʹentraînes pour le championnat du monde des débiles en chaussures de Mickey ? — DÉGAGE ! je grogne. Et ne me dis pas que je te dérange alors que tʹétais en train de bosser : tu viens de rentrer ! Motivée, mais pas maso : avant dʹattaquer ma répète, je me suis assurée que mon frère ne traînait pas dans les parages, cʹest le B.A. BA. — Ouais sauf que là, jʹai lʹintention de me reposer figure-toi ! — De quoi ? Dʹavoir trop fait la teuf ? Il me toise du haut de sa hauteur, dʹun air mystérieux et important, tout ce que je déteste. — Ha haaa ! Si on te le demande, tu diras que tu sais pas, petite ! — Ne mʹappelle pas PETITE ! je hurle de ma plus GROSSE voix. Je te demande rien, ni ce que tʹas fait hier, ni ce que tu feras demain, tout ce que je veux, cʹest que tu me laisses tranquille, OKÉÉÉ ? Mes hurlements semblent lui faire autant dʹeffet quʹune piqûre de guêpe à un mur de béton. Il sʹassied dans mon fauteuil, la mine gourmande. — Tu répètes encore un de tes numéros de danse
des canards ? Fais voir que je me marre... — Jamais ! — Tu veux que personne te voie ? Tu veux danser uniquement toute seule devant ta glace ? — En tout cas, sûrement pas devant un sale... un sale... relou de peau de vache qui pense quʹà se foutre de moi. — Je tʹai déjà vue, tu sais... Lʹautre jour, ta porte était ouverte. Je ferme toujours ma porte quand je danse. Baratine-t-il ? Aurais-je oublié de fermer cette maudite porte, une fois, rien quʹune fois ? — Même pas vrai ! — Je tʹai filmée ! Tu me crois pas ? ricane-t-il. Coup de poignard. Il en est capable. Je lʹimagine montrant le film à Félix, rigolard. Rigolard, qui ? Charles ? Félix ? Les deux ! Cauchemar. Mes jambes flageolent. Jʹai juste la force de me déchausser, de glisser mes shoes dans mon sac, d´enfiler mes baskets, mon manteau et de lancer, la tête (presque) haute : — Si tʹas rien de mieux à faire, je te plains, SALUT ! 13 h 13. Me voilà dehors. Je suis en avance. Il me faut vingt minutes pour rejoindre lʹimpasse où se trouve lʹAcadémie Toulézar, et le cours de danse commence à 14 heures. Lʹair frais me saisit. À mi-chemin, je mʹaperçois que jʹai faim. À cause de Charles, jʹai zappé le repas de midi. Alfredo mange souvent des bananes, quand il nʹa pas le temps de déjeuner. Je mʹen achète deux dans une petite épicerie. Je dévore la première en marchant. Je savoure la seconde en prenant un café au distributeur de lʹAcadémie. Jʹobserve les va-et-vient. Blouses de modelage, sacs de sport, cartons à dessin se croisent dans le hall. Camille ne viendra pas à son cours de dessin aujourdʹhui, elle est au ski. LʹAcadémie travaille pendant les vacances dʹhiver, cool pour ceux qui, comme moi, ne partent pas. Samuel, Claudie, Najet, Basile, Nora, Georges, Juliette, Aline, Bruno, élèves de mon cours, arrivent un à un. On se fait coucou. Ils descendent au
sous-sol. Je les rejoins. La porte de notre salle est fermée. Jenny, la gentille Irlandaise qui mʹa tendu la main le premier jour, arrive en mimant un step-stomp. — Hello Marion, tiou es au top ? Je regarde mes baskets. Suis-je au top ? Cʹest une bonne question. Ou plutôt une mauvaise question. Je réalise que... NON. Jʹavais des ailes. Mon frère les a cassées... — Bof... Jʹai travaillé, mais je sais pas... Jʹai lʹimpression dʹêtre nulle... — Alleeez ! Si tiou est nioul, on est tous niouls, Marion ! Elle est chou, Jenny, avec son nez retroussé et son sourire, mais si elle croit me regonfler en mʹexpliquant quʹon est tous nuls, cʹest raté. 14 h 03. Basile et Juliette parlent musique. Samuel et Nora cinéma. Aline textote. Bruno téléphone. Madeumoiselle, vous buvez quoi ? Un jus de pamplemoussʹ rosé ? Un grand cappuccino glacé ? La mélodie tourne en boucle dans ma tête. 14 h 13. Alfredo nʹest toujours pas là. Najet regarde sa montre. — Bon, il fait quoi, le prof ? — Cʹest vrai, cʹest bizarre... renchérit Georges-le-Sérieux, il est si ponctuel dʹhabitude. 14 h 23. — Il va pas venir ! pronostique Léa. — Bad ! se désole Jenny. Claudie est la première à se lever. — Bon ben salut, moi jʹy vais. Bruno lui emboîte le pas. — Moi aussi, à samedi prochain ! Les autres suivent. Même Jenny. — Tu restes, Marion ? — Euh... Je... Jʹattends quelquʹun... 14 h 33. Me voilà seule. Comme une âme en peine. Comme une Marion qui nʹa nulle part où aller, mais aucune envie de rentrer à la maison pour retomber nez à nez avec son bourreau de frangin. La porte de la salle voisine sʹouvre. Une fille en sort et se dirige vers les toilettes en laissant la porte entrouverte. Ah ! Que vois-je, Seigneur, et quel sort est
est le vôtre ! crie une voix. Une voix de fille. Une voix que jʹai lʹimpression de connaître. Cessez et retenez vos larmes lʹun et lʹautre, Mon sort de sa tendresse et de votre amitié Veut dʹautres sentiments que ceux de la pitié, embraie une voix de garçon. Je mʹapproche. Choc ! Stéphanie Pioche, la crackesse de ma classe, est debout sur une estrade, drapée dans un genre de chemise de nuit antique, avec ses lunettes sur le nez et la mine grave. La Pioche sur les planches ! Scoop de lʹannée ! Face à elle, un petit gars boutonneux déguisé en empereur romain, une épée à la main. Je me cache dans lʹencoignure de la porte. Jʹai envie de rigoler, mais je me retiens. Lʹambiance nʹest pas au comique, manifestement. Le public, une douzaine dʹélèves, suit la scène dans un silence pénétré. Quant à la prof, une dame à chignon grisonnant qui ressemble à... Pioche dans cinquante ans, elle boit les paroles des deux « acteurs ». Ignominie, tyrannie, ennemis, sang versé, honneur lavé... les paroles volent comme des corbeaux de malheur. Wooofff ! PAS POUR MOI, le cours de théâtre ! Pas plus que le cours de dessin ! Jʹen suis là quand on me tape dans le dos. Je me retourne : Alfredo est là, tout sourires, comme dʹhab, essouflé comme jamais. Je referme tout doucement la porte de la salle. — Tchou sole Marion ? Djésolé je retchardé tcherrible ! Les boutjeillages tcherribles... Je lui explique que les autres sont partis, pensant quʹil ne viendrait pas. Il me demande si je veux danser. 14 h 43. « Un quart dʹheure de cours particulier, saute sur ta chance, allez ! », mʹordonne ma Petite Voix. Je lui obéis. Pour une fois. Excellente idée. Alfredo met la musique. Et un et deux et trois et quatre... Et step et shuffle et pointer... Et bras en V tourner tourner... Et step et stomp glisser frapper... Le prof sourit. Mes petites ailes re-poussent. Il mʹencourage. Mes ailes grandissent. Il danse pour moi. Toute seule. Pour
me montrer. Je lʹimite. Au plus près. Il me dit que cʹest bien, que je progresse, quʹil est fier de moi, quʹon va faire une AUDITION à Pâques, que si je continue comme ça, je serai au premier rang sur scène. Retour maison sur un petit nuage. Jʹentre chez Charles comme une sherifette. — Montre le film que tʹas fait de moi en train de danser, je veux bien le voir ! — Tu mʹas cru patate crue, je tʹai pas filmée, cʹétait rien que pour tʹembêter. Je lui décoche un sourire de star : — Ah, mais ça mʹembête pas du tout. Va y avoir une audition de mon cours de danse à Pâques, je compte sur toi pour assurer un reportage complet, mon GRAND !
2. Miss Titine On dirait que... quelque chose a changé. Quoi ? Difficile à dire. On est mardi. On sort du bahut. On a enduré nos sept heures de cours sans (presque) broncher. Les copains rigolent sur le trottoir. Il faut bien se défouler. Mon sac à dos est plein de boulot. La vie ordinaire, en somme. Alors quoi ? Quʹest-ce qui a changé ? La lumière ? Certes, depuis une semaine, on est passés à lʹheure dʹété, mais ça reste très discret. Monsieur lʹÉté nʹobéit pas aux sonneries de nos pendules. Nʹempêche, pendant quʹon souffrait en cours de maths, le soleil
est sorti des nuages. Pour lʹheure, 17 h 39, lʹastre doré est planté au milieu du ciel bleu ciel. On nʹétait plus habitués. — Tu trouves pas que ça sent le printemps ? me lance Camille, sourire aux lèvres. Si on allait se balader ? Quʹest-ce que je disais ? Quelque chose a changé, ça se confirme. Fini, les au revoir à lʹarrache, doudounes fermées jusquʹau nez, pressées de rentrer se mettre au chaud. Ce soir, on prend notre temps. Le boulot attendra. Le soleil pas. Jʹattrape le bras de ma copine et nous voilà parties comme deux... copines, précisément ! Où ça ? Où lʹenvie nous mène. La première envie de Camille, ultra-pressante est de sʹacheter... un masque à lʹargile ! — Il nʹy a que toi pour inventer des trucs pareils... je soupire. — Crois pas ça : lʹargile, ça donne un teint de rêve, je te ferai savoir ! Pfff... le teint de rêve, elle lʹa déjà. Et même de pêche. Le mien, en revanche, est plutôt de cauchemar ces derniers temps. Quʹimporte. Direction BIG-BEAUTÉ, rue Tanney. Camille fonce droit sur le rayon concerné. — Pourquoi tu prends DEUX gros tubes ? Tʹas décidé de bouffer de lʹargile en tartines ou quoi ? je grince en la suivant vers la caisse. Elle a un fort pouvoir dʹachat, je sais, et un nouvel amoureux en vue, je sais, je sais, il est beau, il est brun, il sʹappelle Martin, il vient de sʹinstaller dans le même immeuble quʹelle, MAIS elle nʹa pas encore réussi à lui parler. Vu le teint de pêche supersonique que lʹargile va lui donner, ça ne saurait tarder. — Le second tube est pour TOI, tête de chou ! pouffe-t-elle en me le tendant. Damned ! Comment dois-je le prendre ? Mes boutons se voient tant que ça ? Je lui claque un gros smack. Cʹest ce qui se fait en cas de cadeau, non ? En attendant, jʹai super-faim. Bon timing : Camille aussi. On tombe dʹaccord pour mettre le cap sur la boulangerie de la rue Grelot, la meilleure du coin. Les pains au chocolat encore chauds semblent avoir été cuits rien que pour nous. Une tuerie. Au diable lʹavarice, on sʹen offre trois pour deux. Séquence dégustation sur LE banc au soleil de la rue. Elle est pas belle, la vie ? Discussion à perte de vue. Thème