Extrait du livre Marion et le mystère Hubert
Marion et le mystère Hubert Un roman de Fanny Joly, illustré par Catel Fanny Joly Numerik
Chapitre 1 Linge sale et famille Histoire : revoir le premier Empire en entier. Commenter documents pages 85, 86, 87. Minimum 15 lignes de commentaire par document. Maths : exercices 44, 46, 51, 53, page 132 + problème dans classeur de géométrie. Français : Britannicus, acte V, scènes 4 à 6. Pourquoi Racine a-t-il confié à Burrhus le soin d’annoncer la mort de Britannicus ? Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi faut-il que je sache pourquoi Racine a confié à Burrhus le soin d’annoncer la mort de Britannicus ? Hein ? Pourquoi quatre exercices
seul ? Et pourquoi Fulmio, le prof de maths le plus atroce de toute la banlieue parisienne, celui qui donne le plus de boulot et le plus de zéros (surtout à moi), pourquoi, donc, cet affreux Fulmio a-t-il atterri dans ma classe, moi pauvre petite Marion Girardon, 1 m 51, 42 kg, qui ne demande rien d’autre que de somnoler tranquille près du radiateur ? Britannicus a-t-il une explication à me four- nir là-dessus ? Bien sûr que non ! Britannicus est mort et enterré, et d’abord est-ce qu’il a vraiment existé ? Je n’en suis même pas sûre... La vie est un long défilé de questions sans réponses et mon agenda un champ de mines que je ne sais pas par où attaquer. Boulot d’hier, boulot de demain, 4 boulot à faire, boulot mal fait, boulot lundi, boulot mardi, jeudi, vendredi, toujours boulot. Je tourne les pages, aussi perplexe que devant un menu qui proposerait, au choix : « endives à l’huile de foie de morue », « langue de bœuf gratinée au munster » ou « cervelle d’agneau arrosée de jus d’huître ». Euh... merci beaucoup, mais je n’ai pas très faim. Je crois que je vais plutôt aller faire un tour. Faire un tour ? Mauvaise idée, Marion Girardon ! La pluie de mars crépite sur les carreaux comme si elle tombait d’un tuyau d’arrosage. Le jardin est tout détrempé, le ciel tout bouché... Beurk. Dans cette ambiance déprimante, un brouhaha me parvient du rez-de-chaussée (ma chambre est au premier). Je ne comprends pas tous les mots, mais je reconnais net- tement la voix de papa, et ses intonations ne me disent rien de bon. Des pas dans l’escalier. Ça se rapproche. On farfouille dans le placard qui touche ma porte, sur le palier. Ça se précise. — Ce n’est pas possible, mais pas possible ! peste papa (cette fois, pas un mot ne m’échappe). J’ai UNE prise double qui s’adapte à Ma perceuse. Je la remets toujours 5 dans le sac en ficelle derrière la porte du cagibi. Et, juste le jour où j’en ai besoin, elle n’y est pas. Je vais pour la chercher dans Ma boîte à outils. Plus de boîte à outils !?! Est-ce que quelqu’un veut ma peau, ici ? Est-ce que je suis maudit ? Dans le genre ambiance tragédie, on n’est pas telle- ment loin de Racine finalement, songé-je en commençant à imaginer mon père dans le rôle de Britannicus. Mais la voix de maman me coupe les ailes. — Calme-toi, Bernard ! Est-ce que tu as cherché dans le cellier, au moins ? —«aumoins»! J’adorele «aumoins»! Merci de tes
conseils, ma chère Christine, mais c’est là que j’ai cher- ché en premier ! Je sais très bien que quand Ma boîte à outils n’est pas sur la deuxième étagère de l’entrée sous les chapeaux, elle a éventuellement une chance de se trouver dans le cellier ! Sauf que, en l’occurrence, mauvaise pioche, elle n’y est pas ! — Fais un effort, essaie de te souvenir quand tu t’en es servi pour la dernière fois. En tout cas, moi, je n’y ai pas touché..., observe maman, prudente. Prudente, mais mal inspirée. — Merci, oui, ça ne risque pas, explose papa, je suis au courant ! Le jour où tu soulèveras un tournevis, il fera chaud ! Et moi, avec le BOULOt que j’ai toute la semaine, 6 j’avoue que passer mes samedis les machines à laver... — Oh, je t’en prie, martèle maman, si tu crois que je m’amuse, moi, toute la semaine ! Et puis arrête de me regarder comme si c’était moi qui l’avais cassée, cette machine ! — Cassée peut-être pas, mais tu la charges trop, je te l’ai dit cent fois ! — Ben voyons ! Quel culot ! Mais pourquoi est-ce que tu ne la remplis pas toi-même, hein, puisque tu sais si bien comment il faut faire. — Bon, bon, ça va, on ne va pas laver notre linge sale en famille toute la soirée, grogne papa. — avec la machine en panne, on va avoir du mal ! soupire maman. Sans compter qu’elle s’est bloquée en plein cycle. S’il faut l’ouvrir, ça va être mignon : le linge, l’eau, la mousse partout, je n’ose même pas y penser... Moi, je pense à mon petit pull zippé adoré. Je l’ai mis au sale hier. À l’heure qu’il est, il doit être coincé entre les gros jeans de mon frère et les chemises de bureau de papa. Pitié ! Cette vision abominable me fait sortir de ma cachette. — ah ! tu es là, toi ? bougonne mon père, sans lever le nez du placard. — Je... travaillais. Vous cherchez la boîte à outils ? — Ma boîte à outils, oui ! introuvable ! — tu as regardé dans la chambre de Charles ? Papa émerge, les mains sur les hanches. — Non, pourquoi ? — il me semble que je l’ai vu avec, l’autre jour... — L’autre jour ! Quel jour ? — Je ne sais, mais... Elle était rouge, c’est ça ? Maman s’approche de moi, nerveuse.
— Comment ça, elle « était » rouge ? Pourquoi parles-tu à l’imparfait ? — Non... parce que je crois que Charles l’a emportée. Quand je l’ai vu avec, il partait... — Hein ? Quoi ? éructe papa, le teint soudain presque aussi rouge que le souvenir que j’ai de Sa boîte à outils. il se jette dans la chambre de son fils. — Charles ! Mais Charles n’est pas là. il a filé, sans un mot et sans bruit, au début de l’après-midi. Papa, hébété, arpente la chambre qui ressemble assez à une île dévastée par un ouragan : couette en vrille, saxophone en travers du lit, parquet tapissé de BD, de CD, de DVD, de vieilles chaus- 8 settes, de boulettes et d’objets divers, poubelle débordante, montagne de vêtements entortillés sur le fauteuil... Mais pas trace de prise double, ni de boîte à outils. Maman, machinalement, ramasse, trie, plie, tapote les oreillers, ouvre la fenêtre, secoue la couette. Dehors, le temps tourne à la tempête. Dedans, c’est déjà fait... — Où est ton fils ? gronde papa en direction de maman. (C’est curieux, dans les mauvais moments, on dirait que chacun de nos parents nous a fabriqués tout seul...) — Notre fils ! corrige maman en fronçant les sourcils, avec la mimique typique signalant qu’elle essaie de faire remonter à la surface une information enfouie au fond de sa mémoire. attends, attends... Qu’est-ce qu’il m’a dit, déjà ? — À moi, il ne m’a rien dit, en tout cas ! interviens-je, histoire de tirer mon épingle de l’affaire. C’est vrai, à la fin. Ces derniers temps, mon frère 9 me laisse totalement tomber, il me cache tout, il ne me raconte rien : je ne vois pas pourquoi je devrais me montrer solidaire. J’ai bien assez d’ennuis personnels pour en plus me charger des siens. — De mieux en mieux ! Personne ne sait où il est ! s’écrie papa, outré. Maman claque des doigts, l’air mutin. — Si, si... Ça y est, ça me revient : il est parti... dîner... chez un copain ! — Un copain, quel copain ? — Un certain... Hubert ! Un nouveau ! — Hubert comment ? Son nom de famille ?
— alors là... Charles a dû me le dire, mais... j’avoue que 10 j’ai oublié, bafouille maman. Papa ne semble pas trop y croire. Moi-même, j’hésite. Maman a l’air d’inventer ses réponses au fur et à mesure. — Un nouveau, au mois de mars ? reprend mon père, soupçonneux. — Et alors, ça arrive, parfois. il peut venir de l’étranger, ses parents ont déménagé ou divorcé. — Oui, ou il peut s’être fait virer d’un autre lycée..., ricane sombrement papa. — Sûrement pas ! il paraît qu’Hubert est très très fort, surtout en maths. Charles et lui travaillent ensemble. ils s’entendent à merveille. Papa me fait penser à un vieil inspecteur de police qui en aurait trop vu pour se laisser embobiner. — Mmmh... Et il habite où, cet « Hubert » ? trou noir. Maman, elle, me fait penser à... moi, interrogée au tableau par Fulmio. — Je... Oh... sûrement pas loin d’ici ! Papa se tourne vers moi : — tu le connais, toi, Marion, ce type ? — Euh... non. Hubert... jamais entendu parler...
Chapitre 2 Chantons sous la pluie Morne samedi soir entre papa et maman, profil bas et courgettes à la grimace. La dernière serviette pliée, je me faufile en douce jusqu’à la télé, dans le vague espoir de me changer les idées... Espoir vite déçu. — Qu’est-ce que tu fais là, Marion, tu n’as pas de travail ? Le regard noir de maman me déloge avant même que je n’aie appuyé sur le premier bouton de la télécommande. Pour la énième fois de la soirée, elle tente de télé- phoner au service après-vente du magasin de machines à laver. Échec de la tentative. — Bernard ! il faut faire quelque chose : ils ne viendront jamais ce soir, je n’arrive même pas à les joindre. Et demain, c’est dimanche ! gémit-elle. Un tour dans la cuisine et quelques carrés de cho- colat plus tard, je monte, telle une condamnée, retrouver ma chambre, ma table et... Britannicus. Par l’entrebâille- ment de la porte de la salle de bains, j’aperçois mon père, à quatre pattes, en train d’essayer d’ouvrir le tambour de la machine à l’aide du couteau épluche-légumes. Maman, crispée, le regarde s’escrimer. — N’empêche, si Charles avait un téléphone portable, on pourrait l’appeler pour lui demander où il a mis ta boîte à outils..., lâché-je au passage, pour détendre l’atmosphère. — C’est ça ! Et s’il avait un hélicoptère, il la rapporterait plus vite ! tonne papa, furibard. Je dois préciser que mon père déteste la plupart des merveilles que la technologie met à notre disposition et 13 qu’il range sous le nom générique de « gouffre à temps et à fric »... L’an passé, sous la pression de son patron, il s’est enfin équipé d’un téléphone portable. Mais il oublie à peu près systématiquement de l’allumer, ne pense jamais à le recharger... Bref, il s’en sert le moins possible et interdit à qui que ce soit (au hasard, Charles ou moi, par exemple) d’y toucher. — tu sais ce que j’ai entendu à la radio, Bernard ? inter- vient maman. Désormais, il paraît qu’il y a davantage de téléphones portables que de téléphones fixes, en France. C'est in...
— Ça prouve quoi ? aboie papa. tout simplement qu’il y a plus d’imbéciles que de gens censés dans ce pays, ce qui ne me surprend abs... SPLaaaaaSH. Papa est interrompu à son tour. Le dernier coup d’épluche-légumes aétélebon!Laportedu hublot vient de sauter comme un bouchon de champagne, vomissant un raz de marée d’eau mousseuse et de linge. Panique. Cris. Seaux. Cuvettes. Britannicus attendra. Me voilà aidant ma mère à jouer les lavandières au-dessus de la baignoire pendant que papa tord serpillière sur serpillière. Un seul instant de soulagement : celui où je récupère mon petit pull zippé, sorti indemne de cette galère. Le lendemain matin, je suis en train de rêver que je fais des bulles dans l’eau bleutée d’une crique sous les tropiques quand un bolide entre dans ma chambre à 200 à l’heure, toutes lampes allumées. il ne lui manque que le klaxon. Sous le choc, je me redresse, le cœur battant, aveuglée. Peu à peu, mon frère m’apparaît, hirsute, tee- shirt superman et caleçon à petits cochons. il me dévisage, hargneux, tel un supporter dont l’équipe viendrait de se faire refuser un but... — Qu’est-ce qui te prend ? (C’est lui qui parle.) —Ettoi?Jedormais,jete signale ! — Ça va pas, non, de dire aux parents que c’est moi qui ai pris la boîte à outils ? — Quoi ? C’est pas toi, par hasard ? — Je me suis fait assassiner par papa ! il veut taper dans mes économies pour payer les dégâts de la machine à laver ! tu pouvais pas la boucler, non ? Je l’aurais remise, la boîte à outils, ni vu ni connu... — Ni vu ni connu, tu parles ! Elle est où, en plus ? — t’es de la police ? — Et toi, tu serais pas de la Mafia ? Qu’est-ce que tu peux faire comme mystères ces temps-ci, c’est hallucinant ! — Pas autant que tu fais de boulettes, en tout cas ! Charles jette un regard circulaire à ma chambre. Un regard de mépris, presque de haine. Mes poupées poussiéreuses, ma collection de scoubidous tordus, mes cartes postales jaunies punaisées au mur, envoyées pour la plupart par des copines qui n’en sont plus, parlant de vieilles vacances finies, ternies : tous mes pauvres trésors me semblent soudain misérables, dérisoires... Je déteste
cette sensation. — tu peux sortir de ma chambre, s’il te plaît ? À peine ai-je prononcé ces mots qu’il se laisse tomber sur mon fauteuil. — Et s’il me plaît pas ? — Hé, bouge ! t’es assis sur mes fringues... — Ouais ! rigole-t-il, en s’enfonçant un peu plus profon- dément entre les coussins. il m’énerve, c’est à peine croyable... — au fait... — au fait, qui est cet Hubert chez qui tu étais hier soir ? tu ne m’en as jamais parlé. C’est un nouveau ? — Si on te le demande, tu diras que tu sais pas, petite ! 16 — Je t’interdis de m’appeler PEtitE ! Surtout dans Ma chambre ! Et je te signale que papa m’a demandé si je le connaissais, ton soi-disant Hubert. il voulait absolument savoir son nom de famille... Mon frère pâlit. On dirait qu’il vient d’avoir un peu mal ou un peu peur... pour de vrai. il se lève comme un ressort. — tu te mêles de tes oignons, OK ? espèce de... de... m... mite, de... m... miette, de... m... microbe, de... m... ouche- ronne, de... m... — Ça SUFFit ! SORS D’iCi ! Le cri qui jaillit de ma gorge nouée me fait moi-même sursauter. « Microbe », « moucheronne », et puis quoi encore ? Je voudrais montrer que je m’en fiche, être aussi blindée qu’un coffre-fort, mais tout me trahit. Mes yeux rou- gissent, mes mains tremblent. Dans un sursaut d’énergie, je m’époumone : — SORS DE Ma CHaMBRE, JE tE DiS ! Manifestement, je ne l’impres- sionne pas plus qu’une « mou- cheronne » écrasée sous sa pantoufle. — Si je veux ! —NON!SiJEVEUX!tU SORS, Et PLUS VitE QUE Ça ! 17 il rit. Je m’arc-boute pour essayer de l’arracher de mon fauteuil. J’ai l’impression d’être un ridicule poussin jaune face à un gros chat de dessin animé. J’aurais sans doute plus vite fait de vouloir déplacer la tour Eiffel. Les veines de mon front vont peut- être éclater... — tU M’ÉNERVES tROP. JE VOUDRaiS tE CaSSER ta SaLE GUEULE DE NaZE DE ZUt DE CROttE DE MERDE DE... Maman surgit, affolée : — Marion, enfin, tu es folle de crier comme ça ? il n’est même pas huit heures ! tu m’as réveillée !
— Bou hou hou ! C’est Chaaaaaarles ! il m’embêêêêêête ! sangloté-je lamentablement. — Enfin..., ce n’est pas une raison pour hurler comme tu Deux heures plus tard, à force de larmes, un plan commence à émerger de mon cerveau spongieux : et si je le laissais déjeuner seul entre papa et maman ? Un poulet dominical à la morale en échange des courgettes à la gri- mace d’hier soir, mmmh ? Voilà qui me redonne un peu de courage. Je descends sur la pointe des pieds. La porte de Charles est fermée. Je l’entends ronfler. tout va bien. Personne dans l’escalier, ni dans le salon. Le garage est vide et la grille ouverte : papa a dû partir au marché pendant que je sanglotais. Je compose le numéro de ma meilleure amie. — allô, Camille ! C’est toi ? C’est moi ! — Salut, Marion ! t’as une drôle de 19 voix... ça va ? — Laisse tomber ! tu m’invites à déjeuner ? — Hein ? — Je te demande si je peux déjeuner chez toi... Oui ou non ? — Mais... Euh... Je croyais que, le dimanche, tu mangeais avec ta famille. — Oui, ben, justement, aujourd’hui, je veux déjeuner sans ma famille ! — C’est-à-dire que là, on n’a pas vraiment prévu de déjeuner, 18 fais ! J’ai l’impression d’avoir cinq ans et d’être replongée dans une de nos bagarres d’enfance. Mais Charles est tout sauf un enfant. il déploie son mètre quatre-vingt-sept et prend le bras de maman avec un sourire de grand seigneur. — Je crois qu’on ferait mieux de la laisser dormir. Elle n’en peut plus cette pauvre petite ! ils sortent. Je m’effondre. Mon oreiller en prend plein les plumes. Je ne veux plus voir mon sale frère. Plus jamais avoir affaire à lui. L’oublier. L’éliminer de ma vie. Comme s’il n’existait plus. Rayés, lui et ses grands pieds, ses vannes et son mépris. Qu’il se les mange ses oignons, qu’il se les avale. De travers, si possible. Sans moi.