Extrait du livre Alerte aux chouquettes
Alerte aux chouquettes, Une histoire de Fanny Joly, illustrée par Christophe Besse.
1 TOUT petit, déjà, Roger Dupinfray rêvait d'être boulanger pâtissier. Quand sa maman l'emmenait faire les courses, Roger restait des heures le nez collé devant les meringues, les babas, les pains dorés de la vitrine de Patissard, le grand boulanger pâtissier de la ville où ils habitaient. A l'école, si la maîtresse demandait aux élèves d'additionner, par exemple, des carottes et des navets, Roger, chaque fois, levait le doigt : — Maîtresse, pourquoi on n'additionnerait pas plutôt des éclairs et des sablés ? Lorsque les vacances arrivaient, le petit Dupinfray, sur la plage, ne faisait ni châteaux ni pâtés, contrairement aux autres enfants. Il
passait son temps à sculpter des croissants, des baguettes et des palmiers de sable presque aussi appétissants que des vrais... Bref, Roger avait une véritable, une indiscutable vocation. Sa maman d'ailleurs ne discuta pas : dès qu'il eut seize ans, elle l'encouragea à aller se proposer comme apprenti chez Patissard. — Un boulanger a toujours besoin de bras pour faire tourner sa boutique ! lui expliquait-elle. Surtout Patissard, vu le nombre de clients qui défilent chez lui toute la journée ! La maman de Roger ne se trompait pas. Avec son regard clair, ses mains robustes et son air décidé, son fils fit une excellente impression au gros boulanger. Patissard prit Roger à l'essai. Une nouvelle vie commença alors pour Roger. Respirer l'odeur du beurre, sentir la chaleur des fours, vivre au rythme des fournées : le bonheur dont il avait tant rêvé lui appartenait enfin pour de vrai... Le matin, il était toujours le premier arrivé, frais, dispos et bien peigné. Le soir, à l'heure où les autres employés, pressés de s'en aller, commençaient à bâiller en regardant leur montre, Roger, lui, continuait à décharger les sacs de farine, à laver les moules et les grilles, à balayer le fournil, à porter les livraisons chez les clients, dans les restaurants, comme si de rien n'était. Comme s'il n'était jamais fatigué...
— Arrête-toi donc deux minutes, petit gars ! lui lançait parfois le gros Patissard, qui s'asseyait souvent, lui, histoire de croquer un chocolat, de siroter un café ou de plaisanter avec les petites vendeuses en collerettes et tabliers blancs... — Merci, patron, je préfère travailler, répondait gentiment Roger. Madame Patissard, l'épouse du boulanger, une grande femme sèche qui ne souriait jamais à personne mais qui avait l'œil à tout, ne tarda pas à s'apercevoir que ce nouvel apprenti était le plus travailleur qu'ils aient jamais embauché : — Ce petit Roger, snif, c'est de la bonne pâte, tu devrais, snif, le mettre à pétrir ! suggérat-elle un soir à son mari. (Elle faisait « snif», car elle était allergique à la farine et passait son temps à éternuer et à s'essuyer le nez avec des mouchoirs de dentelle noirs ou gris, assortis à ses robes et à ses chemisiers.) Le lendemain, Patissard mit Roger au pétrin. Et la pâte sortit des mains de Roger plus lisse, plus onctueuse, plus belle qu'elle n'avait jamais été... La semaine suivante, Patissard mit Roger au façonnage des baguettes. Et les baguettes sortirent des mains de Roger plus appétissantes, mieux formées, plus dorées qu'elles n'avaient jamais été... Le mois d'après, Patissard mit Roger aux tartes. Et les tartes sortirent des mains de Roger plus fines, plus rondes, plus délicieuses qu'elles n'avaient jamais été... De jour en jour et de fournée en fournée, les Patissard ne purent bientôt plus se passer de Roger. Il commençait ses journées de plus en plus tôt, les finissait de plus en plus tard. Parfois même, il dormait dans le fournil, calé entre deux sacs de farine. A tel point que la maman de Roger, qui était veuve et vivait seule avec son fils, commença à s'inquiéter :
— Roger, tu es blanc comme un pain pas cuit, tu travailles trop, mon petit ! Tu t'épuises et c'est le couple Patissard qui s'enrichit ! Il faut que tu t'installes à ton compte, que tu aies ta propre boulangerie. Un jour, tu l'auras, promets-le-moi ! Roger promit... Chapitre 2 HÉLAS, peu de temps après, la maman de Roger fut emportée par une méchante maladie. Roger, malgré ses larmes, n'oublia pas sa promesse : lorsque quelques mois furent passés sur son chagrin, il se mit en quête d'une boutique pour s'installer à son compte. Son maigre héritage ajouté à ses petites économies lui permirent tout juste d'acheter une minuscule échoppe dans le passage de la Lune, une ruelle sombre située au nord de la ville. L'endroit était délabré, plein de poussière, de toiles d'araignée. Et, bien que le précédent propriétaire - un vieux cordonnier - en ait déménagé depuis longtemps, il y flottait
encore une odeur mêlée de cirage, de colle et de cuir usé... Aussitôt après avoir signé la vente officielle chez le notaire, Roger se sentit des ailes. Il était si heureux, si fier... Il le fut moins lorsqu'il annonça ses projets aux Patissard : — T'installer à ton compte ! Tu ne vas pas faire ça, petit, tu ne vas pas me faire ça à moi ? geignit le gros boulanger comme s'il allait pleurer. — C'est fait, patron, c'est signé ! J'avais pronmis à ma mère et... — Ta mère, ta mère ! Elle n'est plus là, ta mère, maudit mitron ! s'écria madame Patissard en colère. Tu veux nous concurrencer, snif, nous couler, c'est ça ? Nous qui t'avons tout appris, snif, toi qui nous dois tout ! Dans sa fureur, la boulangère poussa Roger dehors et lui claqua la porte au nez sans même lui payer son mois. Choqué par tant de dureté, Roger rentra s'asseoir au milieu de son échoppe. Il ne s'était jamais senti aussi seul et abandonné. La vie lui pesait sur le dos comme un sac de farine trop chargé. Il resta ainsi, sans bouger, une bonne partie de la nuit. Puis, au petit matin, il eut faim. Il vit comme en rêve l'image d'un croissant, d'une brioche, d'un joli pain au lait... Il repensa à sa maman et à la promesse qu'il lui avait faite. Peu à peu, le courage lui revint. Pendant plusieurs semaines, Roger vida, nettoya, lessiva, peignit, construisit un four, un comptoir, une vitrine... L'échoppe crasseuse se
transforma en une jolie boulangerie rose ornée d'une enseigne que Roger décora lui-même : Au Croissant de lune. Le jour de sa première fournée, Roger était ému comme un jeune marié. Avant d'ouvrir sa boutique, il se regarda longuement dans la glace en répétant : — Bonjour madame, qu'est-ce qu'il vous faudrait ? Un croissant ? Une brioche ? Un joli pain au lait ? Chapitre 3 DANS LES petites villes, c'est bien connu, les nouvelles se répandent plus vite qu'une traînée de farine. Le premier jour, Roger vendit 7 baguettes. Le deuxième : 14. Le troisième : 28. Et ainsi de suite... Devant les portes cochères, sous les marronniers, sur la place du Marché, on entendait les gens s'interpeller : — Vous avez goûté le pain du petit boulanger du passage de la Lune ? — Non, pourquoi ? — Eh bien, goûtez-le, vous m'en direz des nouvelles ! — Ça c'est vrai ! Moi je l'ai goûté. C'est madame Legraillou qui m'en a parlé. Il est
croustillant, doré, avec un petit goût de blé... — Mmm... Vous me donnez faim, J'y vais ! Il ne tarda pas à y avoir la queue devant la petite boulangerie rose. A peine cuits, baguettes et gâteaux se vendaient comme des petits pains, c'est le cas de le dire. Bzzz, le four ronronnait. Dring, les clients entraient. Gling, la monnaie tombait sur le comptoir. Et Roger courait du fournil au magasin, du magasin au fournil, Bzzz... Dring... Gling... Un coup de fourchette, un coup de crème, un coup de fouet, un coup d'éponge, un coup de balai... Il avait parfois l'impression de tourner comme sur un manège emballé. Et souvent, le soir, épuisé, il se disait : « Ce qu'il me faudrait, c'est un coup de main ! » Or un soir, justement, au moment où il allait fermer, une demoiselle entra dans la boulangerie et dit à Roger : — Bonsoir, vous n'auriez pas besoin d'un coup de main, par hasard ? « Ça alors, on dirait qu'elle a lu dans mes pensées ! » songea Roger en levant le nez des babas qu'il retirait de la vitrine. La demoiselle avait les cheveux blonds comme les blés, un teint rose de framboisier, les formes rondes et appétissantes d'une brioche à peine sortie du four... — Je m'appelle Nadège, poursuivit-elle. Je ne suis pas d'ici, mais j'ai toujours travaillé dans le commerce. J'ai vendu des boulons, des boutons