Extrait du livre Frères de passage
Frères de passage De Arnaud Tiercelin et Aude Brisson Editions Kilowatt
Chapitre 1 Ça a sonné deux fois et mon père a râlé. Il devait croire que c'était pour le calendrier de La Poste ou des pompiers. Il avait complètement oublié qu'on était dimanche. C'était le jour. C'était prévu.
Derrière la porte, les deux dames attendaient pour venir me chercher. Ça y est, je me disais, je pars. Ma valise était prête depuis trois jours. Mon père avait dû oublier. Parce qu'il buvait beaucoup. Et qu'il dormait autant. Et qu'il restait sur son canapé toute la journée. Ça faisait combien de jours qu'il n'était pas sorti ? Qu'il n'avait pas vu la lumière du soleil ? Pas senti la fraîcheur du vent ? Pas touché l'écorce d'un arbre ? Comme mon père ne se levait pas de son canapé, je suis allé ouvrir. Les deux dames se sont présentées, Agnès et Barbara. J'ai regardé leurs yeux qui étaient plein d'émotion. Je les ai fait entrer et elles sont allées parler à mon père. Pendant ce temps, je suis allé prendre ma valise dans ma chambre. Avant d'éteindre la lumière et de fermer la porte, j'ai regardé mon lit. J'ai repensé à maman, j'aurais tellement voulu la connaître. Je n'avais presque rien d'elle. Juste une vieille photo que papa avait bien voulu me donner. Mais elle était abîmée. Maman était sur une dune, elle faisait signe, les bras en l'air, magnifique dans son maillot de bain. Elle portait des lunettes de soleil et on voyait toutes ses dents blanches. Agnès et Barbara m'ont dit qu'il fallait partir et d'aller dire au revoir à mon père. J'ai un peu hésité. J'ai pensé à toutes les fois où il dormait et que j'avais trop faim. Toutes les fois où je n'avais plus rien à me mettre sur le dos et que j'arrivais à l'école avec mes vêtements crados de la veille. J'ai revu mes ongles noirs et les oignons crus qu'il me disait de manger quand il n'y avait plus rien
dans le frigo. J'ai respiré. Je suis allé le voir. Il a dit : « T'en fais pas, fiston, c'est juste pour un ou deux mois. » Je savais bien que ce n'était pas vrai. J'ai neuf ans. Je devine à présent quand on me ment. Tous les trois, on s'est engouffrés dans une voiture blanche, qui est partie dans le dédale des immeubles sales de mon quartier.
Chapitre 2 La voiture s'est garée sur un petit parking au milieu d'un lotissement de maisons anciennes. Devant les maisons, il y avait des tas de jardinières avec des tas de fleurs comme des hortensias, des géraniums ou des bégonias. - On va chez une mémé ? ai-je demandé.
- Non, chez Éric et Sylvie ! Tu vas voir, ils sont très gentils. Barbara a sonné et le portail s'est ouvert tout seul. Une voix dans une boîte a dit : « Avancez, avancez, nous sommes tout au fond du jardin ! » J'ai traîné ma valise et je tenais la photo de maman dans la poche de mon manteau. Je partais chez des inconnus, mais je n'étais pas seul. Elle était là. Quelque part, elle était là. Et de derrière la maison, ils sont apparus. Tous les trois. Éric, Sylvie et un garçon. Agnès et Barbara ont discuté avec Éric et Sylvie et moi je me suis retrouvé avec leur fils, qui faisait une drôle de tête. - Salut, moi c'est Nino. - Ok... Et c'est tout ce qu'il a dit. Il s'est retourné et il a filé au fond du jardin. Je n'ai pas cherché à le suivre. J'avais comme une boule dans la gorge qui m'étranglait et qui m'empêchait de courir, de toute façon.
Chapitre 3 Sylvie m'a montré ma chambre et m'a dit de redescendre dans dix minutes pour passer à table. Manger avec une famille, ça ne m'était jamais arrivé. Je ne savais pas s'ils allaient faire une prière ou un chant ou un truc comme ça. Nous, avec mon père, on se partageait une boîte de raviolis réchauffée au micro-ondes et on mangeait ça dans le silence. Avec lui, je n'avais pas intérêt à parler. Il avait tout le temps mal à la tête à cause de l'alcool et déjà la lumière au-dessus de la table lui donnait mal aux yeux. Alors, parler ce n'était pas possible. Antoine, c'était le nom du fils d'Éric et Sylvie, ne disait rien. Il ne me regardait même pas. Il avait juste les yeux brillants. Moi je ne voulais pas lui prendre ses parents ! Je n'avais pas de mère et presque pas de père mais j'étais habitué. Depuis tout petit, on ne m'avait donné que des miettes de sourire, mais ça m'allait. J'avais appris à faire avec. Et puis, j'allais bien retourner chez moi tôt ou tard, mon père allait bien se réveiller un jour, et finir par se doucher et chercher du boulot et se raser et se passer de l'eau sur le